Page:Sénancour - Rêverie sur la nature primitive de l’homme, tome 2.djvu/138

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noissance des choses est derrière une région de ténèbres ;
la lumière s’est réservé quelques issues par où descendent
ces pâles lueurs qui suffisent à tous. Celui de nous que
le hasard a placé devant l’endroit lumineux, se hâte de
plonger ses regards dans l’espace céleste ; mais il ne peut
s’y étendre, il ne discerne que quelques points : et qui sait
encore s’il est éclairé, ou s’il n’est qu’ébloui ?
Deux choses du moins paroissent visibles : l’éternité
de l’ordre, la futilité des choses humaines. Cherchons
l’ordre, et négligeons toute autre affection. Que la justice
donne quelque dignité à notre passage dans la vie. Quel
est le but de ce passage ? nous l’ignorons. Faisons néanmoins
ce qui semble être selon notre destination, ce qui
peut servir à l’ordre général. Faisons ainsi : ne fût-ce que
parce qu’il n’y a pas autre chose à faire, et que tout le
reste ne peut être observé sans mépris. Quand un homme
cherche son but en lui-même, ce qu’il trouve est
au-dessous de rien.
Si je me sépare des hommes, et que je cesse d’être
troublé par ce bruit qu’ils font entre eux, si je me jette
hors de leurs clameurs, dans une région de repos et plus
près de la vérité des choses, il m’est impossible de découvrir
une différence entre l’indien obscur qui triomphe dans
une partie d’échecs, et Gengis qui triomphe dans le jeu
des batailles. Gengis est mort il y a long-temps, et il est
mort à jamais. Il est immortel, dit-on ; je ne sais ce que|

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c’est qu’un individu immortel, chez une espèce mortelle,
sur un globe mortel. Il est mort. Le son de ce mot, Gengis,
s’éteint comme celui d’un autre mot : il résonne un
peu plus long-temps en finissant ; mais le perroquet qui
s’est placé en face d’un écho doit obtenir un semblable
avantage sur celui qui est dix pas plus loin. Ce bruit a
une borne, et même une borne actuelle. Nul n’a eu toute