Page:Sénancour - Rêverie sur la nature primitive de l’homme, tome 2.djvu/183

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philosophes et aux historiens l’art d’écrire, aux poëtes et
aux orateurs l’art d’émouvoir, qui fait germer tous les
talens, et dont la supériorité est tellement reconnue,
qu’on n’est pas plus jaloux de lui que du soleil qui nous
éclaire ? »
Je réponds que c’est celui qui est venu le premier. Les
voies ouvertes au génie de l’homme sont plus ou moins
obscurément connues de tous. Le premier qui se sent la
force de les parcourir, établit une trace. Ceux qui sont
obligés d’y marcher ensuite paroissent conduits par cet
écrivain qui, s’il fût né plus tard, n’eût pu faire lui-même
autre chose que de les suivre. Trouver un genre déjà
créé, c’est un avantage pour l’esprit, l’imitation lui est

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facile : mais c’est un malheur pour le génie, | rien n’est
plus propre à le décourager que de voir déjà occupée
cette première place qu’il eût su remplir. Si même il
parvient à s’ouvrir une route nouvelle, c’est assez qu’elle
aille au même but pour que la foule des auteurs, déjà lasse
d’avoir un guide, se refuse à reconnoître un autre mérite :
il faudroit qu’elle prît de nouveau la difficile habitude de
sentir sa propre infériorité.
Les juges des travaux de l’esprit ont tous des prétentions
personnelles [1]. Toutes les causes de partialité
rendent leur sentiment suspect ; et cependant c’est d’après
cette opinion que le public prononce et forme la sienne ;
aussi l’opinion publique est-elle aveugle, incertaine, et
très-souvent fausse, jusqu’à ce que le petit nombre, qui
  1. Ce n’est pas non plus un foible avantage en faveur des anciens que la prudence de tant de gens qui, étant incapables de juger par eux-mêmes, et plus incapables encore d’en abandonner la prétention, ne trouvent rien de plus sûr pour ne se pas compromettre que d’admirer exclusivement les ouvrages consacrés par de longues années d’approbation.