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NOTES D’UNE FRONDEUSE

pas trop méchants, pourtant. Ils ont tapé sur l’épaule de l’homme, qui a sursauté, s’est frotté les yeux, s’est mis debout d’un effort de reins, décalant le groupe où les moutards, éveillés brusquement, ont commencé de crier.

Aux gestes, j’ai compris qu’il racontait leur histoire ; et encore aux larmes silencieuses de la femme, s’épongeant les yeux avec le coin de son tablier, tandis que l’autre, en les rappelant, ravivait ses douleurs.

Ni des gouapes, ni des bohêmes — des ouvriers ! Des ouvriers parvenus aux plus extrêmes limites de la détresse ; ayant tout engagé, tout vendu, tout perdu !

Seulement, une consolation pouvait demeurer à cet infortuné : celle d’avoir vécu en homme libre dans un siècle libre ; et les drapeaux pavoisant l’auberge de la Belle Étoile (son dernier gîte !) rappelaient éloquemment combien il était heureux, pour lui et les siens, d’avoir été « délivrés » un siècle avant !

Misérable, oui — mais électeur et citoyen ! C’est tout de même bien profitable qu’on ait affranchi plèbe et glèbe !

Quand il a eu fini, les gardiens de la paix ont conciliabulé, avec de grands écarts de bras qui semblaient dire : « Que faire ? »

Rien, évidemment, qu’obéir à la consigne, exécuter la loi… la loi équitable qui a succédé à l’affreux règne du bon plaisir !

Au nom de la liberté, ils ont emmené l’homme libre et sa nichée au poste — lui, résigné, courbant le dos ; la mère et les enfants, créatures inconscientes des bienfaits de l’indépendance, presque allègres à l’idée que la captivité leur réservait un lit et du pain…