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NOTES D’UNE FRONDEUSE

a dit que M. Boulanger « avait pratiqué sur lui-même sa fameuse trouée » ?

Le sang a coulé si abondamment contre la pierre, à cette place, qu’en dépit de tous les grattages, ponçages et corrosifs, la tache transparaît, violette, sur le granit bleu. Des femmes viennent…, apportent de petits bouquets, stationnent, et s’en vont d’un air triste. Quelques-unes font un bout de prière ; d’autres, un simple signe de croix. Ainsi que je le disais hier, on commence à venir deux — comme nos grisettes, au Père-Lachaise, pour Héloïse et Abélard ; comme les nouveaux mariés de toutes nationalités, à Vérone pour Roméo et Juliette. La légende d’amour est créée.

Les obsèques ont eu lieu, tout à l’heure, sans offrir rien de bien intéressant. Comme épisode du moins, Car il y avait plus de cent cinquante mille personnes massées sur le passage du cortège : et des fleurs au delà de ce qu’on peut imaginer. C’est en cela que la manifestation a été grandiose ; vraiment touchante. Il n’est pas une bourgade, en France, dans les régions qui furent boulangistes, où l’on ne s’est souvenu de l’enthousiasme d’antan. Chacun a donné ce qu’il a pu — dix sous, dix francs — et il est arrivé ici trois fourgons de couronnes, grandes, petites, belles, vilaines… jusqu’à des touffes d’immortelles rouges ou jaunes, de dix centimes, que les délégués sortaient de leurs poches pour jeter sur le drapeau tricolore recouvrant le cercueil !

Car il était venu des délégués : près de deux cents. Chaque comité assez riche pour le faire s’était cotisé, afin de payer le voyage à son représentant. L’œillet rouge diaprait des boutonnières usées, sous lesquelles