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SUR MADAME DE SÉVIGNÉ.


commerce avec le monde. Il affecte une grande réserve ; il ne parle point, mais il écoute : et j’ai eu le plaisir, en lui disant adieu, de lui dire tout ce que je pense. » Il devait bien être permis à la pitié et à l’affection fidèle de tenter quelque chose auprès du magistrat pour un ami que de si puissantes inimitiés accablaient, lorsque de leur côté le roi et les ministres cherchaient à gagner ce même juge par leurs faveurs, et que n’ayant pas réussi à le suborner, Colbert allait par des menaces effrayer son vieux père, à qui il faisait entendre ces étranges paroles : « Il est bien extraordinaire que le plus puissant roi de toute l’Europe ne puisse faire achever le procès à un de ses sujets ; » lorsque enfin, pour punir d’Ormesson de sa ferme équité, on le dépouillait de sa charge d’intendant du Soissonnais. Dans la balance de la justice, où l’on jetait un poids si monstrueux, le juge pouvait, sans prévariquer, laisser tomber quelques larmes d’une femme. Que d’Ormesson ait été tout à fait sourd à ces larmes et à cette charmante éloquence, ou qu’il y ait, à son insu, donné quelque chose, il n’en est pas moins certain que ce fut lui qui sauva la tête de Fouquet. Il résista courageusement à Sainte-Hélène, l’autre juge rapporteur, il opina pour le bannissement perpétuel et fit prévaloir son avis.

L’autorité royale, par un détestable renversement du droit de grâce, commua la peine prononcée en une peine plus dure. Pour aggraver la sévérité des juges et atténuer leur miséricorde, toutes les rigueurs furent accumulées. Après les avoir énumérées en détail, madame de Sévigné eut la hardiesse de les juger par ce vers de Virgile qui visait jusqu’à l’Olympe royal :


« Tantænae animis cœlestibus iræ ? »


Peut-être n’y avait-il pas seulement dans cette audace le mouvement généreux de l’amitié, mais aussi quelque souvenir des libertés de la Fronde. On s’aperçoit bien de temps en temps que madame de Sévigné n’est pas de cette seconde génération du dix-septième siècle, qui naquit en pleine sujétion. Il y a, par exemple, un autre passage encore de ses lettres à Pomponne, où l’esprit de mécontentement éclate avec une franchise très-libre. C’est au sujet du rachat des rentes, sur « un pied, dit-elle, qui nous envoie à l’hôpital. L’émotion est