Page:Sévigné - Lettres, éd. Monmerqué, 1862, tome 1.djvu/221

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
191
SUR MADAME DE SÉVIGNÉ.


quatre heures, elle sera doublée et exigible par les soldats. On a chassé et banni toute une grande rue, et défendu de les recueillir sur peine de la vie ; de sorte qu’on voyoit tous ces misérables, femmes accouchées, vieillards, enfants, errer en pleurs au sortir de cette ville, sans savoir où aller, sans avoir de nourriture ni de quoi se coucher. Avant-hier on loua un violon qui avoit commencé la danse et la pillerie du papier timbré ; il a été écartelé après sa mort, et ses quatre quartiers exposés aux quatre coins de la ville... On a pris soixante bourgeois ; ou commence demain à pendre. » Madame de Sévigné tire la moralité de son récit : « Cette province est un bel exemple pour les autres, et surtout de respecter les gouverneurs et les gouvernantes, de ne leur point dire d’injures, et de ne point jeter de pierres dans leur jardin[1]. » Le trait n’est-il pas sanglant ? Est-ce par hasard, et sans y penser, que de si légers crimes sont mis en regard de si barbares châtiments ? Il est très-vrai cependant que si les sentiments sont bons, honnêtes, indépendants, très-élevés au-dessus de l’esprit de coterie, le ton est plus léger qu’il ne conviendrait. En parlant de ce pauvre homme qu’on a roué, « le violon qui avoit commencé la danse » est beaucoup trop gai. Il eût surtout mieux valu ne pas écrire dans la lettre qui suit : « Si vous m’envoyez le roman de votre premier président, je vous enverrai, en récompense, l’histoire lamentable du violon qui fut roué à Rennes[2]. » On se jette, nous le croyons, dans un grand embarras, lorsqu’on veut fulminer contre madame de Sévigné quelque terrible réquisitoire, et aussi lorsque, de parti pris, on justifie tout sans réserve. C’est, disent les uns, l’insensibilité d’une grande dame ! C’est l’indifférence du dix-septième siècle aux maux du peuple, qui ne semble pas à tout ce beau monde faire partie de l’humanité ! À entendre les autres, au contraire, tout ce qui, dans ces lettres sur les malheurs de la Bretagne, n’est pas une attaque directe, une hardie protestation contre les crimes des oppresseurs, est une manifeste ironie ; et l’indignation, pour se cacher quelquefois sous la raillerie, ne fait pas défaut un moment. Il est commode d’hésiter si peu ; les jugements qu’on porte sont nets et ne semblent pas se contredire ; on ne va pas, comme nous avons le

  1. Lettre du 30 octobre 1675.
  2. Lettre du 3 novembre 1675.