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172. — DE MADAME DE SÉVIGNÉ À MADAME DE GRIGNAN.

Aux Rochers[1], dimanche 31e mai.

Enfin, ma fille, nous voici dans ces pauvres Rochers. Quel moyen de revoir ces allées, ces devises, ce petit cabinet, ces livres, cette chambre, sans mourir de tristesse ? Il y a des souvenirs agréables ; mais il y en a de si vifs et de si tendres, qu’on a peine à les supporter : ceux que j’ai de vous sont de ce nombre. Ne comprenez-vous point bien l’effet que cela peut faire dans un cœur comme le mien ?

Si vous continuez de vous bien porter, ma chère enfant, je ne vous irai voir que l’année qui vient : la Bretagne et la Provence ne sont pas compatibles. C’est une chose étrange que les grands voyages : si l’on étoit toujours dans le sentiment qu’on a quand on arrive, on ne sortiroit jamais du lieu où l’on est ; mais la Providence fait qu’on oublie ; c’est la même qui sert aux femmes qui sont accouchées. Dieu permet cet oubli, afin que le monde ne finisse pas, et que l’on fasse des voyages en Provence. Celui que j’y ferai me donnera la plus grande joie que je puisse recevoir dans ma vie ; mais quelles pensées tristes de ne voir point de fin à votre séjour ! J’admire et je loue de plus en plus votre sagesse. Quoique, à vous dire le vrai, je sois fortement touchée de cette impossibilité, j’espère qu’en ce temps-là nous verrons les choses d’une autre manière ; il faut bien l’espérer, car sans cette consolation, il n’y auroit qu’à mourir. J’ai quelquefois des rêveries dans ces bois, d’une telle noirceur, que j’en reviens plus changée que d’un accès de fièvre.

  1. Lettre 172. — 1. Voyez la Notice, p. 35 et 326.