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que d’être mort jeune. Il y a cent mille gens qui ont été tués à la première occasion où ils se sont trouvés, et cent mille autres à la seconde : Cosi l’a voluto il fato[1].

Cependant je vous vois dans de grandes alarmes ; mais il faut que je vous rassure, Madame, en vous apprenant qu’on fait quelquefois dix campagnes sans tirer une fois l’épée, et qu’on se trouve souvent en des batailles sans voir l’ennemi : par exemple, quand on est à la seconde ligne, ou à l’arrière-garde, et que la première ligne a décidé du combat, comme il arriva à la bataille des Dunes en 1658[2].

Dans une guerre de campagne, les officiers de cavalerie courent plus de hasard que les autres. Dans une guerre de siéges, les officiers d’infanterie sont mille fois plus exposés. Et sur cela, Madame, il faut que je vous dise ce que M. de Turenne m’a conté avoir ouï dire au feu prince d’Orange Guillaume[3] : que les jeunes filles croyoient que les hommes étoient toujours en état ; et que les moines croyoient que les gens de guerre avoient toujours, à l’armée, l’épée à la main.

L’intérêt que vous avez à cette campagne, vous fait faire des réflexions que vous n’aviez jamais faites. Si Monsieur votre fils n’étoit pas là, vous regarderiez cette action comme cent autres dont vous avez ouï parler sans être émue, et vous trouveriez seulement de la hardiesse au passage du Rhin, où vous trouvez aujourd’hui de la témérité. Croyez-moi, ma chère cousine, la plupart des choses ne sont grandes ou petites, qu’autant que notre esprit les fait ainsi.

Le passage du Rhin à nage est une belle action, mais

  1. 2. Ainsi l’a voulu le destin.
  2. 3. Turenne gagna cette bataille sur les Espagnols le 14 juin 1658.
  3. 4. Guillaume II, mort à vingt-quatre ans, le 9 novembre 1650.