Page:Sévigné - Lettres choisies, Didot, 1846.djvu/214

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pas d’être amoureux : vous dites vos réflexions ; elles sont justes, elles sont vraies, elles font votre tourment ; mais vous ne laissez pas d’être amoureux : vous êtes tout plein de raison, mais l’amour est plus fort que toutes les raisons : vous êtes malade, vous pleurez, vous enragez, et vous êtes amoureux. Si vous conduisez à cette extrémité M. de Vence[1], je vous prie, ma fille, que j’en soise la confidente ; en attendant, vous ne sauriez avoir un plus agréable commerce : c’est un prélat d’un esprit et d’un mérite distingué ; c’est le plus bel esprit de son temps : vous avez admiré ses vers, jouissez de sa prose ; il excelle en tout ; il mérite que vous en fassiez votre ami. Vous citez plaisamment cette dame qui aimait à faire tourner la tête à des moines : ce serait une bien plus grande merveille de la faire tourner à M. de Vence, lui dont la tête est si bonne, si bien faite et si bien organisée : c’est un trésor que vous avez en Provence, profitez-en ; du reste, sauve qui peut !

Je vous défends, ma chère enfant, de m’envoyer votre portrait : si vous êtes belle, faites-vous peindre, mais gardez- moi cet aimable présent pour quand j’arriverai : je serais fâchée de le laisser ici ; suivez mon conseil, et recevez en attendant un présent passant tous les présents passés et présents ; car ce n’est pas trop dire : c’est un tour de perles de douze mille écus ; cela est un peu fort, mais il ne l’est pas plus que ma bonne volonté : enfin regardez-le, pesez-le, voyez comme il est enfilé, et puis dites-m’en votre avis : c’est le plus beau que j’aie jamais vu ; on l’a admiré ici. Si vous l’approuvez, qu’il ne vous tienne point au cou, il sera suivi de quelques autres ; car pour moi, je ne suis point libérale à demi : sérieusement, il est beau, et vient de l’ambassadeur de Venise, notre défunt voisin. Voilà aussi des pincettes pour cette barbe incomparable ; ce sont les plus parfaites de Paris. Voilà aussi un livre que mon oncle de Sévigné[2] m’a priée de vous envoyer ; je m’imagine que ce n’est pas un roman : je ne lui laisserai pas le soin de vous envoyer les contes de la Fontaine, qui sont… vous en jugerez.

Nous tâchons d’amuser notre bon cardinal[3] : Corneille lui a lu une pièce qui sera jouée dans quelque temps, et qui fait souvenir

  1. Antoine Godeau, évêque de Vence, mort le 21 avril 1672.
  2. Renaud de Sévigné s’etait retiré à Port-Royal des champs, où il passa les dernières années de sa vie dans les exercices de la plus haute piété. Il y mourut le 19 mars 1676.
  3. Le cardinal de Retz.