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Page:Sévigné - Lettres choisies, Didot, 1846.djvu/490

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retardements de la poste. Pour moi, ma très-chère, il me semble qu’il y a six mois que je suis ici, et que le mois de mai n’a point de lin. Vous souvient-il des fantaisies qui vous prenaient quelquefois de trouver qu’il y a des mois qui ne finissent point du tout ? Je n’étais point de cet avis quand j’étais avec vous ; ma douleur était de voir courir le temps trop vite. Me voilà dans l’admiration du joli mois de mai ; que n’ai-je point fait ? que n’ai-je point vu ? que n’ai-je point rêvé ? et j’arriverai encore aux Rochers avant qu’il finisse. Mon fils avait fort envie que nous allassions à Bodégat[1], où effectivement nous avons beaucoup d’affaires ; mais il désirerait surtout que j’allasse chez Tonquedec : comme je ne suis point si touchée de cette visite, je la diffère jusqu’au temps où je serai peut-être obligée d’aller à Rennes pour voir M. et madame de Chaulnes. Je m’en vais présentement aux Rochers, où je ferai venir tous mes gens de Bodégat. Vous allez me demander si personne ne pouvait agir ici pour moi ; je vous dirai que non : il a fallu ma présence et le crédit de mes amis ; cela m’a un peu consolée, joint au plaisir de passer une partie de mes après-dîners avec mes pauvres filles de Sainte-Marie. Je leur ai fait prêter un livre dont elles sont charmées ; c’est la Fréquente[2] : mais c’est le plus grand secret du monde. Je vous prie de lire la seconde partie du second traité du premier tome des Essais.de morale ; je suis assurée que vous le connaissez, mais vous ne l’avez peut-être pas remarqué, c’est De la soumission à la volonté de Dieu. Vous voyez comme il nous la représente souveraine, faisant tout, disposant de tout, réglant tout, jém’y tiens : voilà ce que j’en crois ; et si, en tournant le Feuillet, ils veulent dire le contraire pour ménager la chèvre et les choux, je les traiterai sur cela comme ces ménageurs politiques ; ils ne me feront pas changer, je suivrai leur exemple, car ils ne changent pas d’avis pour changer de note.

Nous fûmes dîner l’autre jour à la Seilleraye, comme je vous avais dit : mon Agnès fut ravie d’être de cette partie, quoiqu’il n’y eût que le bon abbé et l’abbé de Bruc : elle a dix-neuf ans, mon Agnès, et n’est pas si simple que je pensais ; elle a plus que le désir d’apprendre, elle sait assez de choses ; c’est comme vous disiez de Marie à Grignan : elle se doute de ce qu’on veut lui dire ; elle est aimable.

  1. Terre de M. de Sévigné, située en basse Bretagne, près du bourg de la Trinité, à peu de distance de Quimper.
  2. Le livre De la fréquente communion, par le docteur Arnauld.