Aller au contenu

Page:Sévigné - Lettres choisies, Didot, 1846.djvu/635

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

qui ne cesse d’avoir commerce avec les ennemis du diable, qui sont les saints et les saintes de l’Église ; un homme qui ne compte pour rien son chien de corps ; qui souffre la pauvreté chrétiennement, vous direz philosophiquement ; qui ne cesse de célébrer les perfections et l’existence de Dieu ; qui ne juge jamais son prochain, qui l’excuse toujours ; qui passe sa vie dans la charité et le service du prochain ; qui est insensible aux plaisirs et aux délices de la vie ; qui enfin, malgré sa mauvaise fortune, est entièrement soumis à la volonté de Dieu ! Et vous appelez cela le mystique du diable ! Vous ne sauriez nier que ce ne soit là le portrait de notre pauvre ami : cependant il y a dans ce mot un air de plaisanterie qui fait rire d’abord, et qui pourrait surprendre les simples. Mais je résiste comme vous voyez, et je soutiens le fidèle admirateur de sainte Thérèse, de ma grand’mère (sainte Chantai), et du bienheureux Jean de la Croix[1].

À propos de Corbinelli, il m’écrivit l’autre jour un fort joli billet ; il me rendait compte d’une conversation et d’un dîner chez M. de Lamoignon : les acteurs étaient les maîtres du logis, M. de Troyes, M. de Toulon, le père Bourdaloue, son compagnon, Despréaux et Corbinelli. On parla des ouvrages des anciens et des modernes ; Despréaux soutint les anciens, à la réserve d’un seul moderne, qui surpassait, à son goût, et les vieux et les nouveaux. Le compagnon du Bourdaloue, qui faisait l’entendu, et qui s’était attaché à Despréaux et à Corbinelli, lui demanda quel était donc ce livre si distingué dans son esprit ? Despréauxne voulut pas le nommer ; Corbinelli lui dit : Monsieur, je vous conjure de mêle dire, afin que je le lise toute la nuit. Despréaux lui répondit en riant : « Ah ! monsieur, vous l’avez lu plus d’une fois, j’en suis assuré. » Le jésuite reprend avec un air dédaigneux, un cotai riso amaro, et presse Despréaux de nommer cet auteur si merveilleux. Despréaux lui dit : « Mon père, ne me pressez point. » Le père continue. Enfin, Despréaux le prend par le bras, et, le serrant bien fort, lui dit : « Mon père, vous le voulez ; hé bien ! morbleu, c’est Pascal. — Pascal, dit le père tout rouge, tout étonné, Pascal est autant beau que le faux peut l’être. — Le faux, reprit Despréaux, le faux ! sachez qu’il est aussi vrai qu’il est inimitable ; on vient de le traduire en trois langues. » Le père répond : « Il n’en est pas plus vrai. » Despréaux s’échauffe, et criant comme un fou : « Quoi ! mon père, direz-vous qu’un des vôtres n’ait pas fait imprimer dans un

  1. Il réforma les carmes, qui prirent alors le nom de carmes déchaussés.