Aller au contenu

Page:Sacher-Masoch - A Kolomea - Contes juifs et petits russiens, 1879.djvu/92

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
82
À KOLOMEA.

se permettait d’aller se plaindre au gouverneur, celui-ci, comme il en avait le droit, lui appliquait le supplice du banc. C’est là ce qu’à cette époque on appelait un régime patriarcal.

Le jour approchait où les juifs polonais célèbrent la mémoire d’Esther par une cérémonie théâtrale où Haman joue nécessairement le personnage principal. C’est un rôle qui exige une certaine audace, car Haman, à qui l’imagination effarée des Polonais prête une stature de géant, doit paraître en scène sur des échasses, de telle sorte que sa taille surhumaine puisse dominer la foule. Quel autre que Jossel eût été capable de représenter Haman ? Il joue le rôle en effet et manœuvre ses échasses avec autant de grâce que s’il eût été sur ses pieds. Il s’est confectionné, au moyen de plusieurs draps de lit, un vêtement flottant qui dissimule complétement ses échasses. Il cache sa figure sous un masque agrémenté d’un nez long d’une demi-aune, et sa tête sous un chapeau formidable. Sa vue excite une insurmontable terreur chez son père, qui le poursuit de ses doléances ; mais, sans y donner la moindre attention, il tient son personnage jusqu’à la nuit, puis l’idée lui vient d’aller, ainsi accoutré, se promener dans les rues de Tarnow. Au milieu d’une obscurité rendue plus effrayante par la lueur de quelques chétifs réverbères, Jossel produit sur les rares piétons qu’il rencontre l’effet d’un spectre d’une dimension extraordinaire. Un soldat hongrois, posté en sentinelle, est pris de terreur au point de lui présenter les armes. Le veilleur de nuit pique une tête dans un égout, le sergent de police se sauve en poussant des cris. Tout à coup débouche dans la rue le tyran dont on a fait le gouverneur du district. « Halte là ! » tonne le faux Haman.