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LA PÊCHEUSE D’AMES.

le vent apportait un murmure de prières et de chants funèbres. Au dehors il faisait noir ; quelques rares étoiles se montraient dans le ciel couvert d’épais nuages blanchâtres. Puis, quelques légers flocons tombèrent sur le sol, et tout d’un coup la neige se mit à tourbillonner autour de la maison et du jardin.

Dragomira allait et venait, les bras croisés sur sa poitrine. Elle était disposée à quelque chose de méchant, de cruel. Au moindre bruit qui se faisait entendre, elle espérait voir arriver le messager qui devait l’appeler au cabaret. Elle aspirait au mouvement, à l’action, au combat ; la solitude et l’isolement lui devenaient insupportables.

À plusieurs reprises, elle crut entendre la bruyante et lourde respiration, le râle de la malade ; puis sur le mur apparaissait une ombre qui semblait la menacer.

Elle finit par sortir dans la cour, appela le vieux cocher et demanda un cheval. Le vieillard, tout courbé par l’âge, la regarda avec étonnement. Il n’avait évidemment pas idée d’une infirmière allant à cheval, et encore allant à cheval par un si mauvais temps et à une pareille heure. Cependant, comme Dragomira réitérait son ordre, il obéit.

Elle attacha solidement sa chevelure, enroula un mouchoir blanc autour de sa tête et mit son vêtement de fourrure. Quand elle sortit, une cravache à la main, le cocher amenait déjà le cheval. Elle sauta en selle et fit ouvrir la porte. Le cheval, jeune et ardent, qui était resté longtemps à l’écurie, se montrait indocile et reculait effarouché, chaque fois qu’elle tentait de sortir. Cette résistance semblait lui plaire ; elle était justement en humeur de lutter et de briser cette singulière résistance. Elle l’excita de la voix, fit siffler sa cravache, et finit par si bien le dompter, qu’il céda à sa volonté et en quelques légers bonds l’emporta à travers la tempête et la nuit.

Elle galopait maintenant sur la grand route, dans une neige profonde, au milieu des flocons qui tourbillonnaient, poussés contre elle par le vent. La lutte sauvage des éléments lui faisait du bien et calmait l’excitation de ses sens. Elle était encore poursuivie par de pâles et plaintifs fantômes qui flottaient çà et là sur les sombres prairies, des deux côtés de la route, ou qui l’attendaient en la guettant sur la lisière du bois de bouleaux.

Devant elle, comme une noire muraille, se dressa la forêt de sapins. Elle s’y élança, sans avoir peur ni de l’obscurité qui régnait sous les arbres secoués par la tempête, ni des voix qui retentissaient dans les airs, sortaient des profondeurs de la