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LA PÊCHEUSE D’AMES.

Dragomira s’était remise ; elle avait reconquis son visage calme de tous les jours, ses couleurs délicates et son regard froid.

« Qu’ai-je donc ? se demanda-t-elle à elle-même en allant se rasseoir dans le coin du divan, pendant que Sessawine continuait son récit. C’est comme si j’avais la fièvre ; mon cœur se serre convulsivement. Pourquoi tout cela ? Parce que je sais Zésim malheureux ? Non. Parce qu’il a pu se passer si vite de moi, parce qu’il a donné son cœur à une autre ? Serais-je jalouse ? Je l’aime donc ? »

Un frisson lui courut par tout le corps à cette pensée. Cependant, lorsque Sessawine l’eût quittée, elle se mit à son secrétaire, jeta quelques lignes sur le papier et les envoya à Zésim.

Il arriva sur le champ. Chose curieuse, lorsqu’elle entendit le cliquetis de son épée, elle courut à son miroir et arrangea vite ses cheveux.

On frappa ; il entra le cœur serré et l’esprit troublé ; elle vint au devant de lui et lui tendit les deux mains avec une gaieté et une cordialité qu’elle n’avait jamais eues jusqu’à présent.

« Savez-vous qu’il y a bien longtemps que vous n’êtes venu ? dit-elle.

— En effet, je me sens coupable à votre égard.

— Je voulais être fâchée contre vous, mais quand je vous ai vu entrer, tout a été pardonné et oublié.

— Je vous remercie bien. »

Elle s’assit de nouveau sur le divan, et il prit un fauteuil près d’elle. Tous les deux se taisaient. Ils regardaient tristement et fixement dans le vide, et elle étudiait avec un intérêt douloureux son visage pâli et ridé par le chagrin.

« Qu’avez-vous ? dit-elle enfin, en lui posant une main sur l’épaule. Vous n’êtes plus joyeux de vivre comme vous l’étiez. »

Zésim la regarda sérieusement.

« Vous avez raison, répondit-il d’une voix qui tremblait, la vie est vraiment une laide chose, et ce qu’il y a de mieux, c’est de mettre fin aussi vite que possible à cette triste bouffonnerie.

— On vous a affligé ?

— Non, pas du tout.

— On vous a affligé, offensé, trahi ; je sais tout. »

Zésim haussa les épaules en souriant amèrement.