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Page:Sacher-Masoch - La Pêcheuse d’âmes, 1889.djvu/130

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LA PÊCHEUSE D’AMES.

Le lendemain matin, Zésim envoya à Dragomira un bouquet de camélias blanc et de violettes. Elle fut heureuse de ce présent, comme un enfant, porta le bouquet à ses lèvres à plusieurs reprises et le plaça elle-même dans un vase.

Zésim était dans un état d’esprit qui le surprenait lui-même et l’effrayait. Il aimait Anitta, il était désolé de la perdre, et en même temps il sentait que Dragomira l’enveloppait d’un filet magique et l’attirait à elle avec une force irrésistible.

Nous ne sommes jamais plus disposés à tomber dans un piège enchanté que quand nous aimons, et que nous sommes séparés de l’objet de notre amour. Tel se trouvait Zésim au milieu du vertige du monde, seul avec ses sentiments, ses rêves, ses ardents désirs, ses brûlantes aspirations. L’être charmant à qui il aurait voulu confier les plus secrètes et les meilleures émotions de son âme lui semblait disparu pour toujours ; personne n’était là pour entendre ses serments, ses paroles passionnées ; personne, pour partager sa douleur ; personne, pour dissiper ses doutes.

C’est en ce moment que du nuage qui l’enveloppait il voyait sortir de nouveau la belle et sévère figure de sa compagne d’adolescence, et il se laissait aller, presque sans en avoir conscience, avec une nouvelle ardeur, un nouvel enthousiasme, à cette séduisante et trompeuse impression.

Il n’y a donc pas lieu de s’étonner s’il vint le soir beaucoup plus tôt qu’on ne l’attendait, ce qui l’obligea de se contenter pendant quelques moments de la société de Cirilla, qui jouait avec beaucoup d’habileté son rôle de bonne et brave tante. Dragomira était encore à sa toilette, elle qui d’habitude dédaignait toute espèce de parure et affectait une mise d’une simplicité et d’une humilité monastiques. Lorsqu’enfin elle entra un froid et fier sourire sur les lèvres, Zésim se demanda ce qui était arrivé. Il lui semblait qu’il n’avait jamais encore vu Dragomira et qu’il l’apercevait pour la première fois, tellement elle lui apparaissait changée. La religieuse, la pénitente était devenue une dame du monde, richement et coquettement habillée comme si elle partait pour faire des conquêtes. D’un seul coup d’œil il lui découvrit cent nouveaux attraits. Elle lui paraissait plus grande, d’une taille plus pleine et plus majestueuse avec la longue robe de soie traînante et la kazabaïka de velours rouge garnie de zibeline, qui, pour la première fois, faisait ressortir aux yeux émerveillés du jeune homme ce beau cou et ces épaules de marbre. Combien était joli ce petit pied chaussé