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Page:Sacher-Masoch - La Pêcheuse d’âmes, 1889.djvu/187

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LA PÊCHEUSE D’AMES.

raissent communes, vulgaires, même Anitta, que j’aimais auparavant comme une sœur.

— Ce n’est pas juste.

— Je ne peux pas faire autrement. Ne me repoussez pas, et, si je ne suis pas digne d’être appelée votre amie, laissez-moi du moins être votre servante.

— Quelle fantaisie, petite folle ! lui répondit Dragomira, en la frappant légèrement sur la joue.

— Voulez-vous me rendre heureuse ? Oui, n’est-ce pas ?

— Certainement, si c’est en mon pouvoir.

— Alors, tutoyez-moi.

— Si vous le désirez, de tout mon cœur. »

Henryka l’enlaça dans ses bras et lui donna un baiser.

« M’aimes-tu aussi un peu ? demanda-t-elle à voix basse.

— Oui.

— Alors je peux toujours rester auprès de toi ?

— Que diraient tes parents ? répondit Dragomira. Et puis… tu es une enfant, Henryka, ignorante, sans expérience ; moi, au contraire, je suis initiée à des choses qui glaceraient plus d’un cœur d’homme. Tu ne connais pas la vie ; le monde t’apparaît encore avec tout l’éclat et les parfums du printemps ; moi, j’ai plongé mon regard dans l’abîme de l’existence ; d’épouvantables mystères m’ont été révélés. Ah ! crois moi, c’est un plus grand malheur de naître que de mourir. Tu ne sais pas combien est horrible la destinée de l’homme ici-bas ; tu ne t’en doutes même pas ; mais moi, je… je n’en sais que trop touchant cette misère.

— Et pourtant tu n’es pas découragée.

— Je ne crains rien en ce monde, car Dieu est avec moi ! »

La voix de Dragomira, en prononçant ces paroles, vibrait comme une corde d’airain, et dans ses yeux brillait la flamme d’un fanatisme exalté et entraînant.

« Oui, tu n’es pas de la même espèce que nous, murmura Henryka toujours à genoux devant elle et la contemplant avec une sorte de crainte sacrée, tu m’apparais à la fois comme une prophétesse et comme un juge de l’Ancien-Testament, inspirée, pleine de Dieu et en même temps sévère et toute-puissante. Tu suis d’autres voies que nous. C’est une voix intérieure qui me le dit. Prends-moi comme compagne de ton pèlerinage ; je te suivrai partout où tu voudras. Je vois devant moi le paradis perdu, et je ne puis en trouver la route ; tu la connais, prends-moi avec toi. »