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Page:Sacher-Masoch - La Pêcheuse d’âmes, 1889.djvu/217

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LA PÊCHEUSE D’AMES.

soignent avec un art raffiné. On eût dit qu’elle avait été surprise et dérangée par lui au milieu de son repos, et que, pour le recevoir, elle avait passé à la hâte le premier vêtement venu. Et cependant l’harmonie la plus exquise régnait dans sa toilette, dont toutes les parties allaient ensemble comme les accords de la plus séduisante mélodie. Sous le velours rouge de sang et la zibeline brun-doré de sa jaquette aux larges manches qu’elle avait laissée ouverte, la soie bleue de son peignoir et les dentelles blanches qui le garnissaient apparaissaient légères et vaporeuses comme un duvet de fleur ou comme une neige délicate. Rien de plus délicieux que l’arrangement de sa riche chevelure blonde qui descendait jusque sur ses épaules dans le plus opulent désordre. Ce n’était pas par hasard qu’elle avait choisi de petites pantoufles de satin noir brodées de perles ; ce n’était pas par hasard que son bras avait pour tout ornement un large bracelet d’or tout uni ; ce n’était pas par hasard non plus qu’elle n’avait rien dans les cheveux qu’un camélia rouge.

Elle aussi découvrit immédiatement qu’il avait dû faire une station devant son miroir, si vite qu’il voulût venir chez elle. Mais si la pensée qu’elle avait eu l’intention de lui paraître belle fit concevoir des espérances au comte, Dragomira fut bien près de rire en voyant sa chevelure frisée et sa cravate bizarre et en sentant le parfum que ses vêtements exhalaient avec surabondance. À ce moment, pour la première fois, il lui parut faible, et aussitôt elle se sentit assez forte pour se jouer de lui.

« M’expliquerez-vous enfin l’énigme qui me tourmente depuis dès semaines ? dit Soltyk.

— Oui, répondit-elle avec calme.

— Vous êtes la plus belle femme que j’aie jamais vue, et en même temps la plus étrange. Vous êtes aussi mystérieuse que le Sphinx, peut-être aussi cruelle que lui.

— C’est vrai ; je n’ai pas de cœur. »

Elle promena ses doigts dans la fourrure sombre de sa jaquette, pendant qu’elle arrêtait sur lui son regard pénétrant.

« Vous ne me ferez pourtant jamais croire, dit-il, que vous êtes un démon.

— Je ne suis ni bonne ni mauvaise.

— Qu’êtes-vous donc ?

— Je sers une idée, sans haine et sans amour.

— Et cette idée… ?