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Page:Sacher-Masoch - La Pêcheuse d’âmes, 1889.djvu/309

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LA PÊCHEUSE D’AMES.

Elle fronça imperceptiblement les sourcils.

« Non, au présent ! dit-elle avec un mouvement impérieux de sa belle tête ; cette heure-ci nous appartient. Usons-en, jouissons-en. Qui sait ce que la prochaine nous apportera ? »

Les verres se choquèrent. Dragomira vida le sien d’un coup et le comte suivit son exemple. Puis il les remplit de nouveau.

« M’aimes-tu encore ? dit Dragomira à Soltyk en lui tendant la main par dessus la table. Il contemplait ce bras admirable qui semblait de marbre tiède, ces yeux bleus où brillait comme une céleste révélation.

— Tu le demandes ?

— J’aime à l’entendre dire.

— Je sais aujourd’hui que je n’ai pas encore aimé. Tu es la première qui m’ait entièrement subjugué. »

Les verres résonnèrent encore une fois ; encore une fois Dragomira but avidement le vin de feu, comme une tigresse aurait bu du sang chaud ; puis elle se renversa sur le dossier de sa chaise et pétrit des boulettes de pain qu’elle lança à Soltyk.

« Je vais maintenant changer de toilette, dit-elle ; cette robe me serre. Henryka t’appellera quand je serai prête. Nous prendrons le thé ensemble. »

Elle sonna. Aussitôt la musique cessa, et Henryka apparut à la porte. Sur un signe de commandement de la comtesse, elle la suivit dans la chambre à côté.

Il y eut quelques instants de silence ; puis Soltyk entendit un bruissement gracieux de vêtements de femme, mêlé de rires étouffés. Le feu chantait dans la cheminée ; la neige frappait aux vitres, et de temps en temps les faisait résonner. Dans la chambre voisine, Henryka baisait les pieds nus de Dragomira et lui mettait ses petites pantoufles de fourrure.

Quand la toilette fut terminée, Dragomira se regarda longuement dans la grande glace fixée au mur.

« Suis-je belle ? demanda-t-elle ; lui plairai-je ?

— Tu es toujours belle, répondit Henryka, qui, à genoux devant elle, la contemplait avec adoration comme une auguste Statue d’Aphrodite dans son temple, sais-tu que je l’envie ?

— Pourquoi pas moi ?

— Parce qu’il y a bien des hommes comme lui, mais qu’il n’y a qu’une femme comme toi. Et puis, être aimé de toi, quel miracle ! C’est comme si le marbre s’animait.

— Va maintenant, va lui dire que je l’attends. »