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Page:Sacher-Masoch - La Pêcheuse d’âmes, 1889.djvu/58

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LA PÊCHEUSE D’AMES.

proportions irréprochables d’un Bacchus grec. Il était chaussé de bottes de maroquin rouge, avait une longue robe de chambre de satin jaune doublée et bordée de fourrure, et portait un fez sur la tête.

Il jeta ses lettres de côté et sonna. Aussitôt apparut un jeune cosaque qui apportait le café sur un plateau d’argent. Le pauvre diable tremblait de peur devant le froid regard de tigre de son maître ; et, dans sa peur mortelle de ne commettre aucune bévue, il laissa tomber la tasse de porcelaine ancienne, ornée du portrait de Stanislas Auguste. Elle se brisa avec bruit. Un instant il resta immobile, comme paralysé. Puis il se précipita à genoux devant le comte.

« Pardon ! Excellence, pardon ! Je ne l’ai pas fait exprès ! » dit-il, en levant des mains suppliantes.

Le comte le regarda.

« Ne savais-tu pas que cette tasse me vient de ma grand-mère ?

— Pitié, seigneur ! dit le cosaque en gémissant.

— Une autre fois, fais un peu plus attention, murmura le comte ; et maintenant, décampe, fils de chien ! »

Un vigoureux coup de pied suivit ces paroles, puis le malheureux se leva rapidement et disparut.

Quand le vieux valet de chambre lui eut apporté une autre tasse et allumé son tchibouck, il demanda quels gens étaient là.

« Quelques juifs, le régisseur de Chomtschin, Brodezki, le joueur de violon, quelques paysans…

— Fais-les entrer dans l’ordre où ils sont venus ; seulement, si le commissaire de police arrivait, introduis-le tout de suite. »

Le comte n’eût pas à attendre. La porte était à peine entr’ouverte que quatre juifs se précipitèrent dans le cabinet et s’avancèrent avec force révérences, à la façon de magots chinois.

« Que voulez-vous ? demanda le comte en souriant.

— Nous venons, avec le plus profond respect et la plus profonde humilité, dit l’orateur du quatuor, supplier le haut et noble seigneur de vouloir bien accorder une grande grâce à nous et à nos familles.

— Comment vous appelez-vous ?

— Je suis Wolf Leiser Rosenstrauch ; avec la permission du gracieux seigneur comte, voici mon beau-père ; voici mon