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Page:Sacher-Masoch - La Pêcheuse d’âmes, 1889.djvu/59

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LA PÊCHEUSE D’AMES.

beau-frère ; et voilà mon frère. Il y a encore ma belle-mère, ma sœur et ma femme avec mes sept enfants, tous vivants.

— Et que demandez-vous ?

— La faveur de tenir le cabaret sur le domaine de Popaka, du gracieux seigneur comte, et alors j’ose…

— C’est bon. Je te connais, Wolf Rosenstrauch ; tu es un homme rangé ; tu auras le cabaret.

— Que Dieu vous bénisse, seigneur comte, vous et vos enfants et vos petits-enfants…

— Attends un peu, sinon tu n’auras pas le cabaret.

— Que devons-nous faire, Excellence ?

— Vous allez à l’instant me danser ici un quadrille.

— Miséricorde ! danser sans musique ! »

Le comte sonna et donna l’ordre de faire venir le cocher avec son violon. Quand il fut arrivé et qu’il eut accordé son pauvre instrument, il se mit à racler dessus quelque chose qui ressemblait à une contredanse ; et les quatre juifs, dans leurs longs caftans, commencèrent à danser et à sauter çà et là comme des cabris, pendant que le comte repaissait ses yeux de ce spectacle extravagant, et de temps en temps éclatait de rire avec la joie bruyante d’un enfant.

Quand les juifs furent partis, non sans s’être encore confondus en remerciements enthousiastes, le régisseur de Chomtschin entra. Il était pale et embarrassé, car c’était le comte qui l’avait mandé, et cela ne présageait rien de bon.

« J’en apprends de belles sur votre compte, dit Soltyk en s’enfonçant avec une tranquillité nonchalante dans la molle fourrure de sa robe de chambre. Voilà que vous jouez déjà au maître dans mon château. Qui vous a ordonné de renvoyer le concierge ?

— C’était un ivrogne, seigneur comte, et alors je croyais…

— Vous n’avez pas à croire, mais à obéir. Je ne me rappelle pas non plus vous avoir commandé de faire bâtir une nouvelle grange.

— L’ancienne avait brûlé, seigneur comte.

— Vous auriez dû m’en informer. Vous avez aussi fait abattre cent chênes…

— Les chênes… je croyais… c’est qu’ils nous ont été bien payés.

— Je vois que vous n’avez plus ce qu’il faut pour être un serviteur, conclut Soltyk, et par conséquent je vous renvoie.

— Pour l’amour de Dieu, seigneur comte, dit le régisseur