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LA PÊCHEUSE D’AMES.

cher du soleil, l’eau avait des reflets blafards ; les flots roulaient avec des teintes de plomb fondu entre les berges peu élevées. Rien de suspect, ni dans le petit bois où était maintenant l’officier, ni dans l’eau qui murmurait, ni sur le tertre couvert de gazon qui s’élevait en face.

Le jeune homme songeait à s’en retourner, lorsque sur l’autre rive apparut quelque chose de blanc, puis une forme humaine, puis une deuxième.

« Qui va là ? » cria-t-il.

Pas de réponse.

« Halte ! »

La blanche apparition s’éloigna en flottant en l’air, et en même temps les buissons semblèrent s’animer.

« Halte ! ou je tire ! » cria de nouveau l’officier.

Comme les vagues figures prenaient la fuite, il fit feu deux fois avec son revolver. L’éclair et la détonation traversèrent solennellement les sombres profondeurs du bois, puis tout redevint silencieux. Les étranges fantômes s’étaient évanouis.

Le jeune officier revint mécontent à sa voiture.

« L’avez-vous touché, herr lieutenant ? demanda le cocher.

— Malheureusement, je suis arrivé trop tard. Les gueux ont échappé.

— Qui sait si c’en étaient ? dit le cocher. Il se passe des choses peu rassurantes dans ce pays-ci.

— Quoi donc ? »

Le cocher regarda avec inquiétude autour de lui. « Ce qu’il y a de mieux, c’est de n’en pas parler. Remontez plutôt en voiture, herr Zésim. Madame votre mère vous attend, et il se fait tard. »

Le jeune officier remonta dans la calèche, et les chevaux repartirent à toute vitesse, traversant les flaques d’eau qui rejaillissaient et les fondrières dans lesquelles il semblait que la voiture allait s’abîmer.

Après une longue absence, Zésim Jadewski revenait dans son pays. Jusqu’alors il avait été en garnison à Moscou, à Pétersbourg, et même pendant quelque temps dans le Caucase. À peine eut-il foulé avec son régiment le sol sacré de l’antique Kiew, l’ancienne ville des czars, qu’il demanda un congé ; et maintenant il se rendait en toute hâte chez sa mère, qui possédait un domaine dans le voisinage.

Le soleil avait presque disparu derrière la forêt lointaine. Il n’y avait plus que les cimes des arbres où flottât encore