Aller au contenu

Page:Sacher-Masoch - La Pêcheuse d’âmes, 1889.djvu/7

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
3
LA PÊCHEUSE D’AMES.

une légère teinte rouge. Plaines, collines, bois, hameaux, châteaux s’apercevaient maintenant à travers le voile gris transparent du crépuscule du soir. Les hôtes fauves regagnaient leurs tanières, et dans les broussailles qui bordaient les pâturages se montraient des flammes errantes, feux follets ou yeux brillants de quelque loup, en quête d’une proie.

Dans leur course rapide, ils franchirent un marais, passèrent sur un pont en ruine, traversèrent un petit bois de hêtres, et arrivèrent enfin au village de Koniatyn. De tous les côtés s’élevait une fumée bleuâtre : ici elle sortait d’une cheminée de pierre ; là elle se frayait un passage à travers un toit de chaume noirci. Une vapeur légère flottait autour des cabanes basses ; elle s’élevait des haies et des vergers. Par les portes ouvertes on voyait, la lueur rouge des âtres ; les chiens aboyaient avec fureur. Auprès du puits se tenaient des jeunes filles avec de longues tresses et les pieds nus, qui remplissaient leurs seaux de bois.

Il faisait maintenant tout à fait sombre. Zésim se pencha hors de la voiture pour découvrir la maison paternelle. Elle était là ; là s’étendait son toit entre les hauts peupliers, et à l’une des petites fenêtres brillait une lumière. Le jeune officier sentit un attendrissement de bonheur dans son âme. Déjà le vieux chien de chasse aveugle de son défunt père le saluait avec un gémissement de joie. La porte s’ouvrit ; la calèche entra dans la cour ; il était dans ses foyers.

Sa bonne et douce mère descendit les marches du perron. Il se jeta dans ses bras ; elle le regarda, le toucha pour s’assurer que c’était bien lui, le cher enfant, le fils dont elle avait été si longtemps privée. Puis elle traça le signe de la croix sur son front et lui donna un baiser.

« Ah ! comme tu as été longtemps loin de moi ! dit d’une voix tout émue la vieille dame, comme tu es grand ! comme tu es fort ! comme l’uniforme te va bien ! Dieu soit loué ! ils ne t’ont pas tué dans le Caucase ! »

Mme Jadewska le conduisit dans la maison. Toute la troupe des vieux serviteurs arriva pour voir le jeune maître et le saluer, mais aucune main ne le toucha et ne le servit que celle de sa mère. Elle lui ôta son bonnet et son épée ; elle lui apporta le souper ; elle lui remplit son verre d’un généreux vin de Hongrie, s’assit près de la fenêtre entre ses fleurs et sa volière, et se mit à le contempler, silencieuse et heureuse.

C’est qu’aussi Zésim était bien fait pour réjouir le cœur