Page:Sacher-Masoch - Le legs de Caïn, 1874.djvu/53

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Il parlait très-bas ; sa voix était devenue extrêmement douce ; elle vibrait à peine dans l’air. — Ces choses-là ne durent jamais ; c’est comme une loi de la nature. J’y ai réfléchi bien souvent. Qu’en pensez-vous ? J’ai eu un ami, Léon Bodoschkan ; il lisait trop, il y a perdu la santé. Il m’a dit plus d’une fois,… mais à quoi bon redire ces choses, puisque je les ai là ? — Il tira de sa poche quelques feuillets jaunis, les déplia. — C’était un homme obscur, ignoré de tous, mais lui connaissait tout ; il voyait au fond des choses comme dans une eau de source. Il vous démontait les hommes comme une montre de poche et scrutait les rouages ; il trouvait le défaut sans chercher. Il aimait à parler des femmes. Ce sont les femmes et la philosophie qui l’ont tué. Il écrivait souvent ses pensées, puis, lorsqu’il flânait dans la forêt, il jetait tout cela ; le papier le gênait. Qui peut écrire son amour n’aime pas, disait-il. Tenez, j’ai gardé ceci. — Il posa l’un des feuillets sur la table, — Non, je me trompe, c’est une facture. — Il la remit dans sa poche. — C’est celui-là. — Il toussa et se mit à lire.

« Qu’est la vie ? Souffrance, doute, angoisse, désespoir. Qui de nous sait d’où il vient, où il va ? Et nous n’avons aucun pouvoir sur la nature, et nos questions éperdues restent sans réponse ; toute notre sagesse se résume finalement dans le suicide. Mais la nature nous a imposé une souffrance encore plus terrible que la vie : c’est l’amour. Les hommes l’appellent bonheur, volupté ; n’est-ce pas une lutte, un mortel combat ? La femme, c’est l’ennemi ; vaincu,