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MARQUIS DE SADE — 1775
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aussi bien que chez soi. Je puis vous certifier cependant que la différence est bien grande et je finis en vous embrassant (et sans rancune) de tout mon cœur, mais en vous suppliant, comme pour Dieu, de m’envoyer, coûte que coûte, au plus tôt, les mille écus dont j’ai besoin sur une lettre de change payable à vue sur Rome. Alors, je vous le répète, vous n’entendrez plus parler de moi jusqu’à Pâques.


Le marquis reproche à l’avocat de compromettre son secret en faisant passer ses lettres par Avignon. « Ce 10 septembre 1775 ».

Ce n’est pas la peine, monsieur, de me tant recommander d’être caché lorsque vous-même, par l’inattention la plus impardonnable, compromettez aussi cruellement mon secret en ne vous servant pas de la voie convenue et faisant tout simplement mettre mes lettres à Avignon. En voilà cinq que je reçois ainsi. Croyez-vous que le nom de Mazan ne soit pas très connu à Avignon et pouvez-vous douter que ma famille ne sache pas promptement le fait ? Vous me permettrez de vous dire, monsieur, qu’il valait infiniment mieux refuser de vous charger de nos lettres que de vous en charger ainsi. Votre ami d’Aix a-t-il peur que l’on lui fasse banqueroute des ports ? Voilà ce que c’est que d’être malheureux, tout le monde se méfie de vous ! Eh bien ! monsieur, j’écrirai à madame de Sade de vous remettre entre les mains un diamant de cinquante louis pour lui répondre du port de nos lettres ! C’est sans doute de là, de cette méfiance outrageuse, qu’est venu le charmant conseil d’écrire moins souvent. Dans les circonstances affreuses où je suis, à la veille de tout perdre et de voir qu’on cherche à m’enlever la seule amie qui me reste, vous me permettrez de vous dire qu’un tel conseil est bien extraordinaire. Je me flattais, monsieur, que vous étiez mon ami ; ma bonne foi, ma confiance, mon attachement, tout devait m’assurer un peu de recours, mais je vois qu’il faut tout perdre avec la fortune et que l’amitié n’est qu’un sentiment idéal dont l’égoïsme est la pierre de touche. Au fait, pourquoi me serais-je flatté de mériter quelque chose de vous ? Les malheureux sont comme les enfants, ils croient intéresser par leur propre situation et qu’on ne peut leur refuser les secours dont ils ont besoin. Mais je me détrompe ; l’erreur était trop douce ; il faut y renoncer… comme à tant d’autres ! La reconnaissance est un fardeau dont votre cœur se plaît à dégager le mien, mais vous m’avez mal jugé et vous m’avez privé du plus doux des plaisirs.

Quoi qu’il en soit, monsieur, si nos lettres vous gênent, faites-les passer par un autre canal. Débarrassez-vous d’un poids qui ne devait avoir que la reconnaissance pour prix, mais au moins ne les interrompez pas. Écrire à ma femme, recevoir de ses nouvelles à chaque courrier est ma seule consolation dans l’état où je suis. En me prouvant que je n’ai point d’amis, ne me mettez pas dans le cas de craindre que je n’aie plus de femme. Il serait aussi par trop malheureux de tout perdre à la fois……

Si vous avez encore de l’amitié pour moi, vous vous justifierez et il vous faudra bien peu pour recouvrer vos droits.