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CORRESPONDANCE INÉDITE DU


Le marquis dit avec quels sentiments il revient à la vie du monde et, en particulier, ceux qu’il nourrit pour les Montreuil et pour sa femme.

……Je reçois à l’instant votre lettre du quatorze, et, comme je vois qu’elle ne peut pas encore être réponse à la mienne, je ne m’étonne point de n’y pas rencontrer un de ces billets charmants qui valent beaucoup mieux que des billets d’amour et avec lesquels on a de l’argent tout de suite……

Vous ne devez pas douter que si je ne vous ai pas écrit pendant ma détention, c’est qu’on m’en a ravi les moyens. Je ne vous pardonne pas de supposer à mon silence une autre raison que celle-là. Je ne me serais pas mêlé des affaires, à quoi cela eût-il servi dans ma position ? Mais je vous aurais demandé de vos nouvelles, je vous aurais donné des miennes, nous aurions de temps en temps jeté des fleurs sur les chaînes dont j’étais couvert. On ne l’a pas voulu ; une lettre que j’avais hasardée dans ce goût-là me fut renvoyée brutalement ; je n’en ai plus écrit. Je vous le répète donc, mon cher avocat, je ne vous pardonne pas d’avoir pu douter de mes sentiments pour vous. Nous nous connaissons depuis l’enfance, vous le savez ; ce fut mon amitié pour vous qui décida ma confiance ; c’est en raison de cette seule amitié que je vous priai jadis de vouloir bien vous mettre à la tête de mes affaires ; par quel motif aurais-je pu changer ? Ce n’est pas votre faute si j’ai été pris à la Coste, c’est la mienne ; je me suis cru trop en sûreté, et je ne savais pas à quelle famille abominable j’avais affaire. Je me flatte que vous comprenez aisément que je ne parle ici que de celle des Montreuil ; on ne se fait point d’idée des procédés infernaux et anthropophages que ces gens-là ont eus pour moi. J’aurais été le dernier des individus de la terre qu’on n’aurait pas osé les traitements barbares dont on m’a rendu la victime ; en un mot j’y ai perdu les yeux, la poitrine ; j’y ai acquis, faute d’exercice, une corpulence si énorme qu’à peine puis-je me remuer ; toutes mes sensations s’y sont éteintes ; je n’ai plus de goût à rien, je n’aime rien ; le monde que j’avais la folie de tant regretter me paraît d’un ennui… d’un triste !.. Il y a des moments où il me prend envie d’aller à la Trappe, et je ne réponds pas de ne point disparaître un beau jour sans que personne sache ce que je suis devenu. Je n’ai jamais été si misanthrope que depuis que je suis rentré parmi les hommes et, si je leur parais étranger en me remontrant à eux, ils peuvent être bien sûrs qu’ils produisent sur moi le même effet. Je m’étais beaucoup occupé pendant ma détention ; imaginez-vous, mon cher avocat, que j’avais quinze volumes à faire imprimer ; en sortant de là à peine me reste-t-il un quart de ces manuscrits. Madame de Sade, par une insouciance impardonnable, a laissé perdre les uns, a fait prendre les autres, et voilà treize années de perdues ! Les trois quarts de ces ouvrages étaient restés dans ma chambre à la Bastille ; on m’en transféra le quatre juillet à Charenton ; le quatorze, la Bastille se prend, se renverse, et mes manuscrits, six cents volumes, pour deux mille