livres de meubles, des portraits précieux, tout est lacéré, brûlé, emporté,
pillé, sans qu’il me soit possible d’en retrouver un fétu ; et tout cela par
la pure négligence de madame de Sade. Elle avait eu dix jours à elle pour
retirer mes effets ; elle ne pouvait douter que la Bastille, que l’on farcissait
pendant ces dix jours d’armes, de poudre, de soldats, ne se préparât soit
à l’attaque, soit à la défense[1]. Pourquoi donc ne se pressait-elle pas d’enlever
mes effets ?.. mes manuscrits ?.. mes manuscrits, sur la perte desquels
je verse des larmes de sang !.. On retrouve des lits, des tables, des commodes,
mais on ne retrouve pas des idées… Non, mon ami, non, je ne vous peindrai
jamais mon désespoir de cette perte, elle est irréparable pour moi.
Depuis cette époque, la sensible et délicate madame de Sade ne veut plus
me voir. Une autre aurait dit : « Il est malheureux, il faut essuyer ses
larmes » ; cette logique du sentiment n’a point été la sienne. Je n’ai pas
assez perdu, elle veut me ruiner, elle fait plaider en séparation. Elle va,
par ce procédé inconcevable, légitimer toutes les calomnies vomies contre
moi ; elle va couvrir de malheur et d’opprobres ses enfants et moi, et tout
cela pour vivre, ou plutôt pour végéter délicieusement, selon elle, dans un
couvent, où quelque confesseur la console sans doute, aplanit à ses yeux
le sentier du crime, de l’horreur et de la flétrissure où sa conduite va nous
engager tous. Quand cette femme recevrait des conseils de mon plus mortel
ennemi, il serait impossible qu’ils fussent plus mauvais et plus dangereux.
Vous comprenez facilement, mon cher avocat, qu’au moyen des sommes déplacées jadis sur la dot de ma femme (cent soixante mille livres) et dont il faut que mon bien réponde, cette séparation va me ruiner, et c’est ce que veulent ces monstres. Hélas, grand Dieu ! J’avais cru que dix-sept ans de malheurs, dont treize de prison dans d’horribles cachots, pourraient expier quelques imprudences de jeunesse. Vous le voyez, mon ami, je me suis trompé. La rage des Espagnols ne s’apaise jamais, et cette exécrable famille est espagnole. Aussi Voltaire a dit dans Alzire : « Tu parais Espagnol… et tu sais pardonner ? »……
……J’ai perdu toute ma matinée, et si vous saviez à quoi !… Oh ! madame de Sade, quel changement dans votre âme !… Quels procédés horribles !… Mon ami !… Mon cher avocat ! Si vous saviez les indignités que cette femme me fait !… J’écris les larmes aux yeux, je n’en puis dire davantage !… Baste ! Vous n’apprendrez tout cela que trop tôt !……
Quelque envie que j’aie d’être en Provence, je crois ne devoir pas vous dissimuler qu’il sera presque impossible que j’y aille avant la fin de février.
- ↑ La Bastille, avec une garnison de trente suisses du régiment de Salis-Samade, quatre-vingts invalides et sept prisonniers, n’avait, le quatorze juillet, que pour deux jours de vivres.