Page:Sade, Bourdin - Correspondance inédite du marquis de Sade, 1929.djvu/47

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— XXXIII —


finissent par ne rien résoudre pour avoir voulu tout prévoir. Son activité est inlassable ; tout l’attire ou la sollicite à la fois ; elle répète, dans chacune de ses lettres, les mille choses qu’elle a en tête, et une foule d’autres attendent de s’imposer à son attention. Sans les fuites de la mémoire ou les solutions qu’apporte le temps, elle succomberait à la tâche, mais ses préoccupations finissent par tomber d’elles-mêmes comme des sangsues gorgées. Madame de Sade est, comme sa mère, assez peu sensible aux maux du prochain, et, dans la hâte qu’elle apporte à tout résoudre, elle bourre les gens, mais elle est bonne pour ceux qui l’approchent ou qui lui appartiennent lorsqu’elle a le loisir d’y songer. Elle est fort prompte à juger ses semblables d’un mot qui peint au naturel, avec une propriété parfaite, ce qu’elle a saisi en courant de leur humeur ou de leurs ridicules. Ses lettres sont coupées de phrases vives et colorées qui tombent comme des roulements de caisse après une proclamation. On pourrait la croire égoïste, mais elle s’oublie elle-même pour suivre son idée, et c’est par pure précipitation et non par calcul qu’elle se montre parfois exigeante ou même méchante. D’ailleurs elle est très attachée à ses droits de maîtresse de maison ou à ses prérogatives de châtelaine et, tout en arrangeant les choses à sa fantaisie, elle affirme son dû avec la tranquille assurance des riches. Il n’y a pas chez elle ombre d’hypocrisie, mais elle devient fausse, comme la plupart des femmes, quand un grand embarras la presse, et nous en verrons un exemple dans la façon dont elle en a usé avec Nanon. Au naturel, elle a de la noblesse avec le sentiment très vif des obligations d’une dame de bon lieu, et c’est, le plus souvent, la droiture même. Tout cela est contradictoire et cependant vrai : l’instinct parle chez elle avec plus ou moins d’autorité et selon l’urgence, mais l’honnêteté est son attitude de repos.

La marquise n’est pas avare, malgré une grande application à exiger des comptes. Elle est même prodigue, surtout pour son mari, et ne résiste guère à la tentation de mettre la main au sac. C’est, avec cela, le désordre même. Elle n’a point d’autorité sur les gens de sa maison ; on la vole et on la joue, bien qu’elle abonde en remontrances avec de soudaines lésineries sur le bois à brûler ou la menuaille. Du reste elle ne vit que pour le marquis et dans la seule société de ses domestiques. Elle ne connaît guère le monde que par les démarches que l’intérêt du prisonnier la pousse à y faire et, dans ce cas, elle trotte de porte en porte sans aucun souci de lasser les gens qu’elle sollicite. On la croit folle ;