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Page:Sade, Bourdin - Correspondance inédite du marquis de Sade, 1929.djvu/48

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— XXXIV —


elle vit, à la vérité dans un monde un peu fantastique et tout lui est suspect. Elle ne voit autour d’elle qu’intrigues ou diableries.

Le cœur de madame de Sade s’apaise avec les années. Sa retraite à Sainte-Aure lui permet de se recueillir au moment même où elle commence à éprouver la lassitude de l’âge. Elle ne quitte plus sa solitude que pour rendre visite au marquis et faire chez sa mère des séjours qui ramènent en elle le souvenir de son plus lointain passé. Comme chez tous les êtres qui ont beaucoup pâti, son enfance l’attend au seuil de la vieillesse ; elle y trouve ses fils et l’amante le cède à la mère. Les soins qu’elle continue à donner au prisonnier ne sont plus guère, à son insu, qu’un rite journalier, une occasion de dévouement sans aventures qui se prolonge avec le temps et n’attend plus rien de lui. Le désœuvrement où elle tombe, lorsque madame de Montreuil lui fait enlever la gestion des biens du marquis, achève de la rendre à elle-même. Les premières infirmités lui font goûter tous les bienfaits de la paresse. Au moment où commence la révolution elle est vraiment parvenue à la sagesse sans y prétendre et elle fait de justes réflexions sur les bruits qui lui parviennent de la rue. Désormais ses enfants l’occupent tout entière ; elle tremble pour eux et songe à défendre leurs biens, mais l’être qui menace de les ruiner est le marquis lui-même. Il vient d’être rendu à la liberté et elle a pris le parti de ne plus le revoir. L’énigme de cette séparation, qui n’a été voulue que par elle, n’a point été comprise.

Madame de Sade avait vécu vingt-sept ans à la chaîne et fait à son mari un don si entier d’elle-même qu’elle ne songeait pas à le juger. Elle s’était passivement offerte à ses soupçons, à ses injures et à ses coups. Elle était descendue pour lui jusqu’aux pires bassesses. Elle avait poussé la complaisance jusqu’à la complicité, couru à son service les plus dangereuses aventures et n’avait gardé pour son lot qu’un trantran de ménage auquel elle n’a jamais cessé de donner ses soins. L’envoûtement qu’elle subit lui laisse toute liberté de diviser sa pensée entre mille objets familiers, et ceci est un thème de légende, partant un trait profondément humain. On songe à la femme de l’ogre avec ses lits bien blancs et ses petits bonnets. C’est pourquoi l’on a fait à tort de madame de Sade l’exemple de l’amour conjugal. Cet amour n’est que sublime folie, cristallisation singulière de quelques régions de la conscience, adhésion mystique à un culte persécuté. On trouve tout ce qui distingue les grands dévouements chez la marquise : un sacrifice continu et paisible, la défense obstinée d’un être que tout accable, la pitié mêlée à l’admi-