— Et voilà donc ce que tu appelles un malheur,
reprit la Dubois ? Mais que fait cette ignominie
à celui qui n’a plus de principes ? Quand on a tout
franchi, quand l’honneur à nos yeux n’eſt plus
qu’un préjugé, la réputation une choſe indifférente,
la religion une chimere, la mort un anéantiſſement
total ; n’eſt-ce donc pas la même choſe
alors de périr ſur un échafaud ou dans ſon lit ?
Il y a deux eſpeces de ſcélérats dans le monde,
Théreſe, celui qu’une fortune puiſſante, un crédit
prodigieux met à l’abri de cette fin tragique,
& celui qui ne l’évitera pas s’il eſt pris. Ce dernier,
né ſans bien, ne doit avoir qu’un ſeul déſir
s’il a de l’eſprit, devenir riche à quelque prix
que ce puiſſe être ; s’il réuſſit, il a ce qu’il a
voulu, il doit être content ; s’il eſt roué, que
regrettera-t-il puiſqu’il n’a rien à perdre ? Les
loix ſont donc nulles vis-à-vis de tous les ſcélérats,
dès qu’elles n’atteignent pas celui qui eſt
puiſſant, & qu’il eſt impoſſible au malheureux
de les craindre, puiſque leur glaive eſt ſa ſeule
reſſource. — Eh croyez-vous, repris-je, que la
Juſtice céleſte n’attende pas dans un autre monde
celui que le crime n’a pas effrayé dans celui-ci ?
— Je crois, reprit cette femme dangereuſe, que
s’il y avait un Dieu, il y aurait moins de mal
ſur la terre ; je crois que ſi ce mal y exiſte, ou
ces déſordres ſont ordonnés par ce Dieu, &
alors voilà un être barbare ; ou il eſt hors d’état de
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