Page:Saint-Lambert - Les Saisons, 1769.djvu/144

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J’ai vu cet homme heureux, si grand dans son bonheur,
J’ai vu ses plaisirs purs, le calme de son cœur,
De ses doux entretiens mon ame étoit ravie,
Ils traçoient à mes yeux le tableau de sa vie.
L’étude & les plaisirs, la guerre & les amours,
Ont rempli, me dit-il, l’instant de mes beaux jours,
Mais dans ce tems d’erreurs, de folie & d’ivresse,
J’ai cherché mes devoirs. J’ai vu que la noblesse
Invitée aux emplois, appellée aux honneurs,
Doit aux peuples son tems & l’exemple des mœurs.
J’ai passé dans les camps les moments de la guerre,
Et quand Louis vainqueur eut désarmé la terre,
Je fus utile encor dans un état nouveau ;
Les agréables soins d’un seigneur de château,
Les plaisirs d’une vie occupée & tranquille,
Me donnoient un bonheur plus pur & plus facile.
C’est aux champs que le cœur cultive ses vertus ;
C’est aux champs, mon ami, qu’on peut, loin des abus,
De l’usage insensé, du fard, de l’imposture,
être ami de soi-même, amant de la nature.
J’étois content ; mais seul dans cet heureux séjour,
Il manquoit à mon cœur les charmes de l’amour.
Je cherchai, je choisis une sage compagne,
Qui prit avec les goûts les mœurs de la campagne ;
Nous élevions un fils pour l’état & pour nous ;
J’avois tous les plaisirs d’un père & d’un époux,
Et je les ai perdus dans ces jours de tristesse,
Où l’homme qui vieillit sent déja sa foiblesse,
Et cherche à s’appuyer sur des êtres chéris.
Mon ami, j’ai perdu mon épouse & mon fils ;
De tout ce que j’aimois cette éternelle absence
Abattit mon courage, accabla ma constance :
Le jour sur leurs tombeaux j’allois verser des pleurs ;
Et je veillois la nuit pour sentir mes douleurs.
Mes regrets m’étoient chers, mais mon ame affoiblie
Tomboit dans les langueurs de la mélancolie ;
Je ne voyois plus rien à craindre, à desirer,
Et je perdois enfin la douceur de pleurer.