Page:Saint-Lambert - Les Saisons, 1769.djvu/72

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Colinette en pressant une mûre nouvelle,
Rougit le front d’Alain qui s’endort auprès d’elle ;
On en rit, il s’éveille, & d’un air ingénu
Il cherche de ces ris le sujet inconnu.
O mortels fortunés ! Vos travaux sont des fêtes ;
Mais l’astre bienfaisant qui roule sur vos têtes
A noirci les épis, courbés sur les sillons ;
La cigale a donné le signal des moissons.
O Dieu puissant & bon ! Pere de la nature !
Acheves tes bienfaits ; que la nielle impure,
Les insectes, l’orage, & les vents ennemis,
Respectent les présents que tu nous as promis.
Gouverneurs, intendants, ministres de nos maîtres,
Protégez, secondez les récoltes champêtres :
N’allez point au fermier ravir un seul moment,
Lorsque ses champs dorés lui livrent le froment.
J’ai vu le magistrat qui régit la province,
L’esclave de la cour & l’ennemi du prince,
Commander la corvée à de tristes cantons,
Où Cérès & la faim commandoient les moissons.
On avoit consumé les grains de l’autre année ;
Et je crois voir encor la veuve infortunée,
Le débile orphelin, le vieillard épuisé,
Se traîner, en pleurant, au travail imposé.
Si quelques malheureux, languissants, hors d’haleine,
Cherchent un gazon frais, le bord de la fontaine ;
Un piqueur inhumain les ramene aux travaux,
Ou leur vend à prix d’or un moment de repos.
Il avoit arraché du sein de son ménage,
D’un jeune agriculteur l’épouse jeune & sage ;
Mere inquiète & tendre, elle avoit apporté
Un gage malheureux de sa fécondité,
Un enfant au berceau, qu’elle allaite elle-même,
Image de l’amour, & de l’époux qu’elle aime ;
Elle le vit bientôt abattu sur son sein,
Y porter, en pleurant, & la bouche & la main :
Du lait qu’il demandoit la source étoit tarie ;
La mere, ainsi que lui, prête à perdre la vie,