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DEUXIÈME MARIAGE DE MON PÈRE.

lui étoit promis. M. de Charost devant qui le cardinal de Richelieu donna l’ordre d’arrêter les deux frères, qui avoit porté le mousquet en Hollande sous mon grand-père, comme presque toute la jeune noblesse de ces temps-là, et qui l’appeloit toujours son colonel, se déroba et vint l’avertir comme il jouoit avec les filles d’honneur de la reine. Mon grand-père ne fit aucun semblant de rien ; mais un moment après, feignant un besoin pressant, il demanda permission de sortir pour un instant, alla prendre le meilleur cheval de son écurie, et se sauva en Hollande. Il étoit dans la plus intime confidence du prince d’Orange qui lui donna le gouvernement de Breda. Il avoit épousé l’héritière de Ruffec, de la branche aînée de la maison de Voluyre, dont la mère étoit sœur du père du premier duc de Mortemart ; elle étoit fort riche. Mon grand-père passa une grande partie de sa vie en Hollande, et mourut à Paris en 1670.

Le second mariage de mon père se fit la même année en octobre. Il eut tout lieu d’être content de son choix ; il trouva une femme toute pour lui, pleine de vertu, d’esprit et d’un grand sens, et qui ne songea qu’à lui plaire et à le conserver, à prendre soin de ses affaires et à m’élever de son mieux. Aussi ne la voulut-il que pour lui. Lorsqu’on mit des dames du palais auprès de la reine au lieu de ses filles d’honneur, Mme de Montespan qui aimoit ses parents (c’en étoit encore la mode) obtint une place pour ma mère, qui ne se doutoit de rien moins, et le lui manda. Le gentilhomme qui vint de sa part la trouva sortie, mais on lui dit que mon père ne l’étoit pas. Il demanda donc à le voir, et lui donna la lettre de Mme de Montespan pour ma mère. Mon père l’ouvrit et tout de suite prit une plume, remercia Mme de Montespan, et ajouta qu’à son âge il n’avoit pas pris une femme pour la cour, mais pour lui, et remit cette réponse au gentilhomme. Ma mère, de retour, apprit la chose par mon père. Elle y eut grand regret, mais il n’y parut jamais.