Page:Saint-Simon - Mémoires, Chéruel, Hachette, 1856, octavo, tome 1.djvu/339

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un homme d’ailleurs vrai, avoit accoutumé le roi à lui demander ce qu’il n’espéroit pas pouvoir tirer d’ailleurs quand c’étoient des choses qui ne passoient point sa portée. Tout cela conduisit jusqu’à un voyage à Marly, et ce fut là où il questionna Lavienne. Celui-ci montra son embarras, parce que, dans la surprise, il n’eut pas la présence d’esprit de le cacher. Cet embarras redoubla la curiosité du roi et enfin ses commandements. Lavienne n’osa pousser plus loin la résistance ; il apprit au roi ce qu’il eût voulu pouvoir ignorer toute la vie, et qui le mit au désespoir. Il n’avoit eu tant d’embarras, tant d’envie, tant de joie de mettre M. de Vendôme à la tête d’une armée que pour y porter M. du Maine, toute son application étoit d’en abréger les moyens en se débarrassant des princes du sang par leur concurrence entre eux. Le comte de Toulouse étant amiral avoit sa destination toute faite. C’étoit donc pour M. du Maine qu’étoient tous ses soins. En ce moment il les vit échoués, et la douleur lui en fut insupportable. Il sentit pour ce cher fils tout le poids du spectacle de son armée, et des railleries que les gazettes lui apprenoient qu’en faisoient les étrangers, et son dépit en fut inconcevable.

Ce prince, si égal à l’extérieur et si maître de ses moindres mouvements dans les événements les plus sensibles, succomba sous cette unique occasion. Sortant de table à Marly avec toutes les dames et en présence de tous les courtisans, il aperçut un valet du serdeau (1) qui en desservant le fruit mit un biscuit dans sa poche. Dans l’instant il oublie toute sa dignité, et sa canne à la main qu’on venoit de lui rendre avec son chapeau, court sur ce valet qui ne s’attendoit à rien moins, ni pas un de ceux qu’il sépara sur son passage, le frappe, l’injurie et lui casse sa canne sur le corps : à la vérité, elle étoit de roseau et ne résista guère.

1. Lieu ou office de la maison du roi où l’on portoit ce que l’on desservoit de sa table.