Page:Saint-Simon - Mémoires, Chéruel, Hachette, 1856, octavo, tome 1.djvu/466

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elle aimoit à se divertir et qu’elle ne laissoit pas d’être imprudente, elle espéra qu’on ne sauroit pas qu’elle y auroit été, que sa première année de deuil détourneroit même le soupçon, et que Mme la duchesse paraissant le soir au cabinet, il n’y auroit rien à reprendre. Elle se laissa donc aller ; et, comme elle étoit de fort bonne compagnie, elle mit si bien tout en gaieté, que l’heure de retourner à temps pour le cabinet étoit insensiblement passée, le repas et ses suites gagnèrent fort avant dans la nuit. Voilà M. le Duc et M. le Prince aux champs, et le roi en colère, qui voulut savoir qui étoit du souper. Mme de Saint-Géran fut nommée ; sa première année de deuil aggrava le crime ; tout tomba sur elle : elle fut exilée à vingt lieues de la cour, sans fixer le lieu, et Mme la Duchesse bien grondée. En femme d’esprit, Mme de Saint-Géran choisit Rouen, et dans Rouen le couvent de Bellefonds dont une de ses parentes étoit abbesse. Elle dit qu’ayant eu le malheur de déplaire au roi, il n’y avoit pour elle qu’un couvent ; et cela fut fort approuvé.

Rubantel étoit un homme de peu, qui, à force d’acheter et de longueur de temps, étoit devenu lieutenant-colonel du régiment des gardes et ancien lieutenant général. Il l’étoit fort bon, fort entendu pour l’infanterie, fort brave homme, fort honnête homme et fort estimé, une grande valeur et un grand désintéressement, et vivant fort noblement à l’armée où il étoit employé tous les ans comme lieutenant général. Avec ces qualités, il étoit épineux, volontiers chagrin et supportoit impatiemment des vétilles et des détails du maréchal de Boufflers, dans le régiment des gardes. Le maréchal eut beau faire pour lui adoucir l’humeur, plus Rubantel en recevoit d’avances, plus il se croyoit compté, et plus il étoit difficile, tant qu’à la fin la froideur succéda, et bientôt la brouillerie et les plaintes. Rubantel, quoique difficile à vivre, étoit aimé, parce qu’il avoit toujours de l’argent et qu’il le prêtoit fort librement et obligeamment :