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Page:Saint-Simon - Mémoires, Chéruel, Hachette, 1856, octavo, tome 1.djvu/63

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INTRODUCTION.

L’histoire a un avantage à l’égard de la charité sur les occasions où on vient de voir qu’elle permet, et quelquefois qu’elle prescrit, d’attaquer et de révéler les mauvais. C’est que l’histoire n’attaque et ne révèle que des gens morts, et morts depuis trop longtemps pour que personne prenne part en eux. Ainsi la réputation, la fortune et l’intérêt des vivants n’y sont en rien altérés, et la vérité paroît sans inconvénient dans toute sa pureté. La raison de cela est claire : celui qui écrit l’histoire de son temps, qui ne s’attache qu’au vrai, qui ne ménage personne, se garde bien de la montrer. Que n’auroit-il point à craindre de tant de gens puissants, offensés en personne, ou dans leurs plus proches par les vérités les plus certaines, et en même temps les plus cruelles ! Il faudroit donc qu’un écrivain eût perdu le sens pour laisser soupçonner seulement qu’il écrit. Son ouvrage doit mûrir sous la clef et les plus sûres serrures, passer ainsi à ses héritiers, qui feront sagement de laisser couler plus d’une génération ou deux, et de ne laisser paroître l’ouvrage que lorsque le temps l’aura mis à l’abri des ressentiments. Alors ce temps ne sera pas assez éloigné pour avoir jeté des ténèbres. On a lu avec plaisir, fruit et sûreté beaucoup de diverses histoires et Mémoires de la minorité de Louis XIV aussitôt après sa mort, et il en est de même d’âge en âge. Qui est-ce qui se soucie maintenant des personnages qui y sont dépeints, et qui prend part aujourd’hui aux actions et aux manèges qui y sont racontés ? Rien n’y blesse donc plus la charité ; mais tout y instruit et répand une lumière qui éclaire tous ceux qui les lisent. S’étendre davantage sur ces vérités seroit s’exercer vainement à prouver qu’il est jour quand le soleil luit. On espère du moins qu’on aura levé tous les scrupules.