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Page:Saint-Simon - Mémoires, Chéruel, Hachette, 1856, octavo, tome 1.djvu/65

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[1691]
OÙ ET COMMENT

Je portois le nom de vidame[1] de Chartres, et je fus élevé avec un grand soin et une grande application. Ma mère, qui avoit beaucoup de vertu et infiniment d’esprit de suite et de sens, se donna des soins continuels à me former le corps et l’esprit. Elle craignit pour moi le sort des jeunes gens qui se croient leur fortune faite et qui se trouvent leurs maîtres de bonne heure. Mon père, né en 1606, ne pouvoit vivre assez pour me parer ce malheur, et ma mère me répétoit sans cesse la nécessité pressante où se trouveroit de valoir quelque chose un jeune homme entrant seul dans le monde, de son chef, fils d’un favori de Louis XIII, dont tous les amis étoient morts ou hors d’état de l’aider, et d’une mère qui, dès sa jeunesse, élevée chez la vieille duchesse d’Angoulême, sa parente, grand-mère maternelle du duc de Guise, et mariée à un vieillard, n’avoit jamais vu que leurs vieux amis et amies, et n’avoit pu s’en faire de son âge. Elle ajoutoit le défaut de tous proches, oncles, tantes, cousins germains, qui me laissoient comme dans l’abandon à moi-même, et augmentoit le besoin de savoir en faire un bon usage, sans secours et sans appui ; ses deux frères obscurs, et l’aîné ruiné et plaideur de sa famille, et le seul frère de mon père sans enfants et son aîné de huit ans.

En même temps, elle s’appliquoit à m’élever le courage, et à m’exciter de me rendre tel que je pusse réparer par moi-même des vides aussi difficiles à surmonter. Elle réussit à m’en donner un grand désir. Mon goût pour l’étude et les sciences ne le seconda pas, mais celui qui est comme né avec moi pour la lecture et pour l’histoire, et conséquemment de faire et de devenir quelque chose par l’émulation et les exemples que j’y trouvois, suppléa à cette froideur pour les lettres ; et j’ai toujours pensé que si on m’avoit fait moins

  1. Les vidames étaient des seigneurs qui tenaient des terres d’un évêché, à condition de défendre le temporel de l’évêque et de commander ses troupes. Il y avait quatre principaux vidames dans l’ancienne France : ceux de Laon, d’Amiens, du Mans et de Chartres.