Page:Saint-Simon - Mémoires, Chéruel, Hachette, 1856, octavo, tome 2.djvu/192

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du chapeau que le roi avoit en aversion, et dont personne ne portoit plus depuis bien des années, me frappa et me le fit regarder, car il étoit presque vis-à-vis de moi, et M. de Lauzun assez près de lui, un peu en arrière. Le roi, après s’être chaussé et [avoir] parlé à quelques-uns, avise enfin ce chapeau. Dans la surprise où il en fut, il demanda à Tessé où il l’avoit pris. L’autre, s’applaudissant, répondit qu’il lui étoit arrivé de Paris. « Et pourquoi faire ? dit le roi. — Sire, répondit l’autre, c’est que Votre Majesté nous fait l’honneur de nous voir aujourd’hui. — Eh bien ! reprit le roi de plus en plus surpris, que fait cela pour un chapeau gris ? — Sire, dit Tessé que cette réponse commençoit à embarrasser, c’est que le privilège du colonel général est d’avoir ce jour-là un chapeau gris. — Un chapeau gris ! reprit le roi, où diable avez-vous pris cela ? — [C’est] M. de Lauzun, sire, pour qui vous avez créé la charge, qui me l’a dit ;  » et à l’instant, le bon duc à pouffer de rire et s’éclipser. « Lauzun s’est moqué de vous, répondit le roi un peu vivement, et croyez-moi, envoyez tout à l’heure ce chapeau au général des Prémontrés. » Jamais je ne vis homme plus confondu que Tessé. Il demeura les yeux baissés et regardant ce chapeau avec une tristesse et une honte qui rendit la scène parfaite. Aucun des spectateurs ne se contraignit de rire, ni des plus familiers avec le roi d’en dire son mot. Enfin Tessé reprit assez ses sens pour s’en aller, mais toute la cour lui en dit sa pensée et lui demanda s’il ne connoissoit point encore M. de Lauzun, qui en riait sous cape, quand on lui en parloit. Avec tout cela, Tessé n’osa s’en fâcher, et la chose, quoique un peu forte, demeura en plaisanterie, dont Tessé fut longtemps tourmenté et bien honteux.

Presque tous les jours, les enfants de France dînoient chez le maréchal de Boufflers ; quelquefois Mme la duchesse de Bourgogne, les princesses et les dames, mais très-souvent des collations. La beauté et la profusion de la vaisselle pour fournir à tout, et toute marquée aux armes du maréchal,