Page:Saint-Simon - Mémoires, Chéruel, Hachette, 1856, octavo, tome 2.djvu/337

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mais de beaux propos en les y mettant, et l’agrément d’être, sans demander, de tous les voyages de Marly, et cela seul tournoit les têtes.

Cheverny étoit menin de Monseigneur : il avoit été envoyé à Vienne, et ambassadeur après en Danemark, où lui et sa femme avoient gagné le scorbut et laissé leur santé et leurs dents. La femme, avec plus d’esprit et de mesure, ne tenoit pas mal de son frère. À Vienne il arriva à Cheverny une aventure singulière. Il devoit avoir un soir d’hiver sa première audience de l’empereur. Il alla au palais ; un chambellan l’y reçut, le conduisit deux ou trois pièces, ouvrit la dernière, l’y fit entrer, se retira de la porte même et la ferma. Entré là, il se trouve dans une pièce plus longue que large, mal meublée, avec une table tout au bout ; sur laquelle, pour toute lumière dans la chambre, il y avoit deux bougies jaunes, et un homme vêtu de noir, le dos appuyé contre la table. Cheverny assez mal édifié du lieu, se croit dans une pièce destinée à attendre d’être introduit plus loin, et se met à regarder à droite et à gauche, et à se promener d’un bout à l’autre. Ce passe-temps dura près d’une demi-heure. À la fin, comme un des tours de sa promenade l’approchoit assez de cette table, et de cet homme noir qui y étoit appuyé, et qu’à son air et à son habit il prit pour un valet de chambre qui étoit là de garde, cet homme qui jusqu’alors l’avoit laissé en toute liberté sans remuer ni dire un mot, se prit à lui demander civilement ce qu’il faisoit là. Cheverny lui répondit qu’il devoit avoir audience de l’empereur, qu’on l’avoit fait entrer, et qu’il attendoit là d’être introduit pour avoir l’honneur de lui faire sa révérence.

« C’est moi, lui répliqua cet homme, qui suis l’empereur. » Cheverny à ce mot pensa tomber à la renverse, et fut plusieurs moments à se remettre, à ce que je lui ai ouï conter. Il se jeta aux pardons, à l’obscurité, et à tout ce qu’il put trouver d’excuses. Je pense après que son compliment fut mal arrangé. Un autre