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Page:Saint-Simon - Mémoires, Chéruel, Hachette, 1856, octavo, tome 3.djvu/58

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ne les mandoit plus aisément que lui. Il sentoit avec délicatesse toutes les différences des personnes, et avec capacité toutes celles des affaires, de leurs gradations, de leur plus ou moins d’importance, et il épuisoit les affaires d’une manière surprenante ; mais orgueilleux à l’excès, entreprenant, hardi, insolent, vindicatif au dernier point, facile à se blesser des moindres choses, et très difficile à en revenir. Son humeur étoit terrible et fréquente ; il la connoissoit, il s’en plaignoit, il ne la pouvoit vaincre ; naturellement brusque et dur, il devenoit alors brutal et capable de toutes les insultes et de tous les emportements imaginables, qui lui ont ôté beaucoup d’amis. Il les choisissoit mal, et dans ses humeurs il les outrageoit quels qu’ils fussent, et les plus proches et les plus grands, et après il en étoit au désespoir ; changeant avec cela, mais le meilleur et le plus utile ami du monde tandis qu’il l’étoit, et l’ennemi le plus dangereux, le plus terrible, le plus suivi, le plus implacable, et naturellement féroce : c’étoit un homme qui ne vouloit trouver de résistance en rien, et dont l’audace étoit extrême.

Il avoit accoutumé le roi à remettre son travail, quand il avoit trop bu, ou qu’il avoit une partie qu’il ne vouloit pas manquer et lui mandoit qu’il avoit la fièvre. Le roi le souffroit par l’utilité et la facilité de son travail et le plaisir de croire tout faire et de former un ministre ; mais il ne l’aimoit point, et s’apercevoit très bien de ses absences et de ses fièvres factices ; mais Mme de Maintenon qui avoit perdu son père trop puissant, et par des raisons personnelles, protégeoit le fils qui étoit en respect devant elle et hors d’état d’en sortir à son égard. C’étoit à tout prendre de quoi faire un grand ministre, mais étrangement dangereux. C’est même une question si ce fut une perte pour l’État par l’excès de son ambition : mais ce n’en fut pas une pour la cour et le monde qui gagna beaucoup à la mort d’un homme que tous ses talents n’auroient rendu que plus terrible à mesure de sa puissance, et dont la sûreté étoit très médiocre dans le