Page:Saint-Simon - Mémoires, Chéruel, Hachette, 1856, octavo, tome 5.djvu/243

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impossible de rétablir cette malheureuse journée, se tourna à y laisser le moins qu’il se pourroit. Il retira son artillerie légère, ses munitions, tout ce qui étoit au siège et aux travaux les plus avancés, songea à tout avec une si grande présence d’esprit que rien ne lui échappa. Enfin, ramassant autour de lui ce qu’il put d’officiers généraux, il leur exposa courtement, mais avec justesse, qu’il n’étoit plus temps que de penser à la retraite, et à prendre le chemin d’Italie, que par ce parti ils y demeureroient maîtres, enfermeroient l’armée victorieuse autour de Turin, lui empêcheroient tout retour en Italie, la feroient périr dans un pays entièrement ruiné et désolé, dans l’impossibilité d’y subsister et d’en sortir, encore moins de s’y réparer, tandis que l’armée du roi, lui fermant la communication de tout secours, se trouveroit dans un pays abondant où ils seroient les plus forts, à portée de tout et de tout entreprendre avec temps et loisir.

Cette proposition effaroucha au dernier point des esprits peu rassurés, et qui espéroient au moins ce fruit de leur désastre, qu’il leur procureroit le retour si désiré en France, pour y porter leur argent, dont ils s’étoient gorgés à toutes mains en Italie. La Feuillade, à qui tant de raisons devoient fermer la bouche, se mit si bien à combattre cet avis, que le prince, poussé à bout d’une effronterie si soutenue, lui imposa [silence] et fit parler les autres. D’Estaing fut encore le seul qui appuya l’avis de l’Italie. Le débat tint du désordre de la journée, et de l’abattement où la blessure de M. le duc d’Orléans l’avoit mis. Il le finit en leur disant que le temps ni le lieu n’étoient pas susceptibles d’une plus longue dispute ; que las enfin d’avoir eu tant de raison et si peu de créance, il s’en vouloit faire croire à son tour maintenant qu’il étoit libre, et donna l’ordre de marcher au pont et de se retirer en Italie. Il n’en pouvoit plus. Son corps et son esprit s’épuisoient également. Après avoir marché quelque temps, il se jeta dans sa chaise de poste. Il continua ainsi la marche, et traversa le Pô sur le pont, entendant derrière