Page:Saint-Simon - Mémoires, Chéruel, Hachette, 1856, octavo, tome 5.djvu/388

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et après quelques compliments crut avoir réussi. Dans cette opinion il descend le degré, disant rage et injures de lui à son intendant qu’il avoit mené avec lui. Chemin faisant, l’intendant tourne la tête, et voit le premier président sur ses talons. Il s’écrie pour avertir son maître. Le duc de Rouan se retourne, et se met à complimenter pour faire remonter le premier président. « Oh ! monsieur, lui dit le premier président, vous dites de si belles choses, qu’il n’y a pas moyen de vous quitter ; » et en effet ne le quitta point qu’il ne l’eût vu en carrosse, et partir.

La duchesse de La Ferté alla lui demander l’audience, et, comme tout le monde, essuya son humeur. En s’en allant elle s’en plaignoit à son homme d’affaires, et traita le premier président de vieux singe. Il la suivoit et ne dit mot. À la fin elle s’en aperçut, mais elle espéra qu’il ne l’avoit pas entendue ; et lui, sans en faire aucun semblant, il la mit dans son carrosse. À peu de temps de là, sa cause fut appelée, et tout de suite gagnée. Elle accourut chez le premier président et lui fait toutes sortes de remerciements. Lui, humble et modeste, se plonge en révérences, puis, la regardant entre deux yeux : « Madame, lui répondit-il tout haut devant tout le monde, je suis bien aise qu’un vieux singe ait pu faire quelque plaisir à une vieille guenon. » Et de là tout humblement, sans plus dire un mot, se met à la conduire, car c’étoit sa façon de se défaire des gens, d’aller toujours et de les laisser là d’une porte à l’autre. La duchesse de La Ferté eût voulu le tuer ou être morte. Elle ne sut plus ce qu’elle lui disoit, et ne put jamais s’en défaire, lui toujours en profond silence, en respect, et les yeux baissés, jusqu’à ce qu’elle fût montée en carrosse.

Les gens du commun, il les traitoit de haut en bas ; et il ne se contraignoit pas de dire à un procureur, à un homme d’affaires que des gens de considération amenoient à son audience pour expliquer leur fait mieux qu’ils ne l’eussent pu eux-mêmes : « Taisez-vous, mon ami, vous êtes un