Page:Saint-Simon - Mémoires, Chéruel, Hachette, 1856, octavo, tome 5.djvu/407

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traitoit fort cavalièrement. M. le Prince en fut si choqué qu’il voulut apprendre à vivre à ce superbe bâtard.

Il pria chez lui le roi d’Angleterre, don Juan, les principaux seigneurs espagnols et flamands, et ce qu’il y avoit de plus considérable auprès de lui et parmi les chefs des troupes, et leur donna un magnifique dîner. Le repas servi, M. le Prince en avertit le roi d’Angleterre ; qui, arrivant dans le lieu du festin avec toute la compagnie, vit une grande table couverte de mets, un seul fauteuil, un couvert unique et un cadenas. Voilà don Juan bien étonné, et qui le fut encore davantage quand il vit M. le Prince présenter la serviette au roi d’Angleterre pour laver et l’obliger de le faire. Le roi demanda à M. le Prince s’il ne se mettoit pas à table et ces messieurs. M. le Prince, au lieu de répondre, prit une serviette et se tint debout vers le dos du fauteuil où le roi d’Angleterre venoit de s’asseoir. Aussitôt il se retourna à M. le Prince pour l’obliger à se mettre à table et à faire apporter des couverts. M. le Prince répondit que, quand il auroit eu l’honneur de le servir, il trouveroit avec don Juan une table servie pour la compagnie et pour eux. Ce combat de civilités finit enfin par l’obéissance. M. le Prince dit que le roi ordonnoit qu’on apportât des couverts. Ils étoient tout prêts et force tabourets aussi, qu’on apporta en même temps. M. le Prince se mit sur le premier, à la droite du roi d’Angleterre ; don Juan, rageant de colère et de honte, sur le premier à gauche, et la compagnie sur les autres. Voilà un trait bien éloigné de la prétention du fauteuil. Il fit un honneur infini à M. le Prince, et procura depuis au roi d’Angleterre les respects que lui devoit don Juan, et dont, après cet exemple si public et si fort parlant à lui, il n’osa plus s’écarter.

À propos de table, le luxe de la cour et de la ville étoit passé avec tant d’excès dans les armées qu’on y portoit toutes les délicatesses inconnues autrefois dans les lieux du plus grand repos. Il ne se parloit plus que de haltes chaudes