Page:Saint-Simon - Mémoires, Chéruel, Hachette, 1856, octavo, tome 5.djvu/67

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non sans cause, la reine mère avoit pour les personnes galantes et plus que galantes, de lui envoyer un ordre de se retirer dans un couvent. Un de ces exempts de Paris lui porta la lettre de cachet, elle la lut, et remarquant qu’il n’y avoit pas de couvent désigné en particulier : « Monsieur, dit-elle à l’exempt sans se déconcerter, puisque la reine a tant de bonté pour moi que me laisser le choix du couvent où elle veut que je me retire, je vous prie de lui dire que je choisis celui des grands cordeliers de Paris, » et lui rendit la lettre de cachet avec une belle révérence. L’exempt, stupéfoit de cette effronterie sans pareille, n’eut pas un mot à répliquer, et la reine la trouva si plaisante qu’elle la laissa en repos. Jamais Ninon n’avoit qu’un amant à la fois, mais des adorateurs en foule, et quand elle se lassoit du tenant, elle le lui disoit franchement, et en prenoit un autre. Le délaissé avoit beau gémir et parler, c’étoit un arrêt ; et cette créature avoit usurpé un tel empire qu’il n’eût osé se prendre à celui qui le supplantoit, trop heureux encore d’être admis sur le pied d’ami de la maison. Elle a quelquefois gardé à son tenant, quand il lui plaisoit fort, fidélité entière pendant toute une campagne.

La Châtre, sur le point de partir, prétendit être de ces heureux distingués. Apparemment que Ninon ne lui promit pas bien nettement. Il fut assez sot, et il l’étoit beaucoup et présomptueux à l’avenant, pour lui en demander un billet. Elle le lui fit. Il l’emporta et s’en vanta fort. Le billet fut mal tenu, et à chaque fois qu’elle y manquoit : « Oh ! le bon billet, s’écrioit-elle, qu’a La Châtre ! » Son fortuné à la fin lui demanda ce que cela vouloit dire, elle le lui expliqua ; il le conta, et accabla La Châtre d’un ridicule qui gagna jusqu’à l’armée où il était.

Ninon eut des amis illustres de toutes les sortes, et eut tant d’esprit qu’elle se les conserva tous, et qu’elle les tint unis entre eux, ou pour le moins sans le moindre bruit. Tout se passoit chez elle avec un respect et une décence