Page:Saint-Simon - Mémoires, Chéruel, Hachette, 1856, octavo, tome 7.djvu/125

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

soupant chez le duc de Villeroy, dans sa petite chambre à coucher, les bouteilles sur le manteau de la cheminée, sortant de sa très petite cuisine où il y avoit grand feu et qui étoit de plain-pied à sa chambre, une très petite antichambre entre-deux, les glaçons tomboient dans nos verres. C’est le même appartement qu’a aujourd’hui son fils.

Cette seconde gelée perdit tout. Les arbres fruitiers périrent, il ne resta plus ni noyers, ni oliviers, ni pommiers, ni vignes, à si peu près que ce n’est pas la peine d’en parler. Les autres arbres moururent en très grand nombre, les jardins périrent et tous les grains dans la terre. On ne peut comprendre la désolation de cette ruine générale. Chacun resserra son vieux grain. Le pain enchérit à proportion du désespoir de la récolte. Les plus avisés ressemèrent des orges dans les terres où il y avoit eu du blé, et furent imités de la plupart. Ils furent les plus heureux, et ce fut le salut, mais la police s’avisa de le défendre, et s’en repentit trop tard. Il se publia divers édits sur les blés ; on fit des recherches, des amas ; on envoya des commissaires par les provinces trois mois après les avoir annoncés, et toute cette conduite acheva de porter au comble l’indigence et la cherté, dans le temps qu’il étoit évident par les supputations qu’il y avoit pour deux années entières de blés en France, pour la nourrir tout entière, indépendamment d’aucune moisson.

Beaucoup de gens crurent donc que messieurs des finances avoient saisi cette occasion de s’emparer des blés par des émissaires répandus dans tous les marchés du royaume, pour le vendre ensuite au prix qu’ils y voudroient mettre, au profit du roi, sans oublier le leur. Une quantité fort considérable de bateaux de blés se gâtèrent sur la Loire, qu’on fut obligé de jeter à l’eau, et que le roi avoit achetés, ne diminuèrent pas cette opinion, parce qu’on ne put cacher l’accident. Il est certain que le prix du blé étoit égal dans tous les marchés du royaume ; qu’à Paris des commissaires y mettoient le prix à main-forte, et obligeoient souvent les