Page:Saint-Simon - Mémoires, Chéruel, Hachette, 1857, octavo, tome 10.djvu/34

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

la reine avoit pris sur le roi ; que si elle le perdoit la camarera mayor tomberoit avec elle ; et, jugeant du roi par eux-mêmes, ils ne doutèrent pas de se servir utilement du mal de la reine pour en dégoûter le roi. Ce grand pas fait, ils avoient résolu de lui donner une maîtresse, et se flattèrent que sa dévotion céderoit à ses besoins. Avec une maîtresse de leurs mains qui auroit un continuel besoin d’eux en conseil et en appuis pour se soutenir elle-même, ils comptèrent de la substituer à la reine auprès du roi, et de devenir eux-mêmes dans la cour et dans la monarchie ce qu’y étoit la princesse des Ursins.

Ce pot au lait de la bonne femme, et qui en eut aussi le sort, ne fait pas honneur aux deux têtes qui l’entreprirent, moins encore à un étranger si grandement, si agréablement et si prématurément établi dans son pays. Ils commencèrent aussitôt à travailler à cette entreprise. Ils profitèrent de tous les moments de s’insinuer de plus en plus dans la familiarité du roi. Aguilar avoit été ministre de la guerre ; il s’étoit aussi mêlé des finances. Noailles, par son commandement et par son personnel en notre cour, n’avoit pas moins d’occasion et de matière que l’autre d’entrer en des conversations importantes et suivies avec le roi, secondés qu’ils étoient de la faveur de la reine et de l’appui de Mme des Ursins, auxquelles ils faisoient une cour d’autant plus assidue et plus souple qu’ils avoient plus d’intérêt de leur cacher ce qu’ils méditoient contre elles. Cela dura ainsi pendant tout le séjour de Saragosse, où ils ne songèrent qu’à s’établir puissamment dans la confiance du roi. Le voyage de Corella, qui fit une légère séparation de lieu du roi et de la reine, leur parut propre à entamer leur dessein. Ils prirent le roi par le foible qu’ils lui connoissoient sur sa santé, et lui firent peur, sous le masque d’affection et de l’importance dont sa santé et sa vie étoient à l’État, de gagner le mal de la reine, en continuant de coucher avec elle, et poussèrent jusqu’à l’inquiéter d’y manger. Ce soin pour sa conservation fut assez