Page:Saint-Simon - Mémoires, Chéruel, Hachette, 1857, octavo, tome 10.djvu/392

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entrer jamais en opposition avec un bienfaiteur à qui il devoit tant, et à qui il se feroit toujours tant d’honneur de rendre.

De si fortes raisons s’appuyoient dans le cardinal de Rohan par d’autres plus touchantes. Prince avec sa maison par la grâce du roi et la beauté de sa mère, des biens immenses et de grands établissements y étoient entrés. Il avoit passé sa première jeunesse sous la férule, dans le travail, dans toutes sortes de contraintes pour arriver à une grande fortune. Il y étoit parvenu avec rapidité, que ses mœurs, délivrées d’Argus, ne lui avoient pas procurée. Il se voyoit avant quarante ans évêque de Strasbourg et cardinal, avec plus de quatre cent mille livres de rente, le goût des plaisirs, de la magnificence, du repos, après tant de travaux si contraires à sa paresse naturelle. Il lui sembloit qu’il n’avoit plus rien à désirer qu’à jouir d’un état où tout est devenu permis, et où on n’a plus à compter avec personne. Un cardinal est en droit de passer sa vie au jeu, à la bonne chère et avec les dames les plus jeunes et les plus jolies ; d’avoir sa maison pleine de monde pour le rendez-vous et la commodité des autres, de leurs amusements, de leurs plaisirs et pour le centre des siens ; d’y donner des bals et des fêtes, et d’y étaler tout le luxe et la splendeur en tout genre qui peut flatter, surtout de n’entendre plus parler de livres, d’étude, de rien d’ecclésiastique ; d’aller régner dans son diocèse sans s’en mêler ; de n’en être pas seulement importuné par ses grands vicaires, ni par le valet sacré et mitré payé pour imposer les mains ; et d’y vivre sans inquiétude dans un palais à la campagne, au milieu d’une cour, comme un souverain, parmi le jeu, les dames et les plaisirs, pleinement affranchi là comme à Paris et à la cour de toute bienséance. Ce n’est pas que nos cardinaux vécussent tous de la sorte, mais ils en avoient toute liberté. Le cardinal de Bouillon en avoit usé dans toute son étendue, et celui-ci en jouissoit aussi pleinement ; il étoit fait pour être et vivre en grand seigneur, et