Page:Saint-Simon - Mémoires, Chéruel, Hachette, 1857, octavo, tome 11.djvu/76

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qui étoit pressée, parce qu’elle devoit aller dîner chez Monseigneur à Meudon avec Mme la duchesse de Bourgogne, la hâtoit, et lui demanda avec surprise ce que c’étoit qu’une petite fille du bas peuple avec qui elle s’étoit arrêtée. « Ne l’avez-vous pas trouvée fort jolie ? lui dit la chancelière : elle m’a frappée en passant. Je lui ai demandé qui étoient ses parents. Cela meurt de faim, cela a quatorze ou quinze ans. Jolie comme elle est, elle trouvera aisément pratique. La misère fait tout faire. Je l’ai un peu langueyée ; demain matin elle viendra chez moi ; et tout de suite je la paquetterai en lieu où elle sera en sûreté, et apprendra à gagner sa vie. »

Voilà de quoi cette femme-là étoit sans cesse occupée sans qu’elle le parût jamais : car elle ne l’auroit pas dit à une autre qu’à Mme de Saint-Simon, qu’elle regardoit comme une autre elle-même. Outre tout ce qui vient d’être dit, ses aumônes réglées étoient abondantes ; les extraordinaires les surpassoient. Elle avoit toute une communauté à Versailles, de trente à quarante jeunes filles pauvres qu’elle élevoit à la piété et à l’ouvrage, qu’elle nourrissoit et entretenoit de tout, et qu’elle pourvoyoit quand elles étoient en âge. Elle avoit fondé avec le chancelier et bâti un hôpital à Pontchartrain, où tout le spirituel et le temporel abondoit, où ils alloient souvent servir les pauvres, et qui leur coûta plus de deux cent mille livres, et de l’entretien duquel ils n’étoient pas quittes à huit ni à dix mille livres par an. De tant de bonnes œuvres il n’en paraissoit que cet hôpital et sa communauté de Versailles, qui ne se pouvoient cacher et dont encore on ne voyoit que l’écorce. Tout le reste étoit enseveli dans le plus profond secret. Elle donnoit ordre à tout les matins, et aux choses domestiques, et il n’étoit plus mention de rien après, et tout dans une règle admirable.

Mais l’année 1709 la trahit. La disette et la cherté fit une espèce de famine. Elle redoubla ses aumônes, et, comme tout mouroit de faim dans les campagnes, elle établit des fours à Pontchartrain, des marmites et des gens pour distribuer