Page:Saint-Simon - Mémoires, Chéruel, Hachette, 1857, octavo, tome 12.djvu/148

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Je profitois du peu de suite et des ressauts ordinaires de sa conversation : force crainte et respect du roi, parfaite inutilité de penser à rien pour après lui, chose de soi peu décente et peu permise, et matière si dépendante de tant de circonstances qui ne se pouvoient ni prévoir ni peut-être imaginer ; que bâtir des projets pour ces temps, c’étoit bâtir des châteaux en Espagne. C’étoient là mes réponses, avec force louanges du roi, et le cercle de généralités et défaites tournées en tous sens dont je ne me laissois point tirer. Jamais je n’allois chez lui, jamais je ne l’attaquois, jamais ne parut s’en apercevoir. Nous riions, M. le duc d’Orléans et moi, d’un tel personnage. Ce commerce forcé dura jusqu’à la querelle du duc d’Estrées et du comte d’Harcourt, que je me lâchai fortement contre tout ce qui se passa de sa part, sur la prétention des maréchaux de France de soumettre les ducs à leur tribunal, où je ne l’épargnai pas. Cela nous brouilla ouvertement. Je ne me contraignis de là en avant ni sur les propos ni sur les procédés. Quelque temps après il s’en alla à Lyon, d’où il arriva triomphant successeur des places de M. de Beauvilliers dans le conseil, et plus brillant que jamais. Ce veau d’or n’eut point mon encens ni aucun compliment de ma part ; et nous en demeurâmes en ces termes jusqu’après la mort du roi.

Le maréchal de Villeroy a tant figuré, devant et depuis, qu’il est nécessaire de le faire connoître. C’étoit un grand homme bien fait, avec un visage fort agréable, fort vigoureux, sain, qui sans s’incommoder faisoit tout ce qu’il vouloit de son corps. Quinze et seize heures à cheval ne lui étoient rien, les veilles pas davantage. Toute sa vie nourri et vivant dans le plus grand monde ; fils du gouverneur du roi, élevé avec lui dans sa familiarité dès leur première jeunesse, galant de profession, parfaitement au fait des intrigues galantes de la cour et de la ville, dont il savoit amuser le roi qu’il connoissoit à fond, et des faiblesses duquel il sut profiter, et se maintenir en osier de cour dans les contre-temps