Page:Saint-Simon - Mémoires, Chéruel, Hachette, 1857, octavo, tome 12.djvu/36

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

père jaloux, qui eût été au désespoir d’avoir un fils sans talents pour gouverner, mais qui [était] jaloux de son ombre, et qui avoit trop de pénétration pour ne pas sentir qu’il étoit redouté, mais nullement aimé dans sa cour ni dans son pays, trouvoit un fils aîné, de seize ans, trop avancé dans l’estime et dans l’affection générale, et qui l’avoit trop bien su mériter. Son accueil à son retour et ses louanges à son fils furent fort sèches. Après le premier compte rendu, il ne l’admit plus en aucunes affaires, et les ministres eurent défense de lui rien communiquer. Le jeune prince sentit amèrement un procédé si peu mérité, et le souffrit sans se plaindre ni paroître même mécontent. Son père l’étoit infiniment de voir sa cour également empressée autour du prince, et après son retour en user par amour et par attachement pour son fils commesidéjà il eût régné. Il lui refusa donc jusqu’aux plus petites choses pour le décréditer, et pour diminuer cette foule et cette complaisance que tous prenoient en lui par la crainte de déplaire et de reculer la fortune. Le prince y fut extrêmement sensible, sans se déranger en rien de sa modestie, de ses respects et de ses devoirs. Cependant le carnaval arriva ; les dames qui, pendant la régence du prince, lui avoient fait leur cour chez Madame Royale, et en étoient fort connues, lui demandèrent un bal. Il ne crut pas déplaire en s’engageant d’en demander la permission au roi son père. Les affaires n’avoient aucun trait avec un bal, et ce plaisir étoit de son âge, de la saison, et convenoit dans une cour. Il en fit donc la demande. Le roi de Sicile, qui le vouloit décréditer et le mortifier en toutes façons, le refusa avec la plus grande dureté ; ce fut la dernière, après tant d’autres, et la dernière goutte qui fit verser le verre.

Le prince ne put soutenir un traitement si barbare si peu mérité, souffert avec tant de respect et de douceur, et auquel il n’apercevoit ni bornes ni mesures. La fièvre le prit la nuit ; il en confia la cause a la princesse de Carignan, sa sœur naturelle, qui me l’a conté, et à qui il avoit accoutumé