Page:Saint-Simon - Mémoires, Chéruel, Hachette, 1857, octavo, tome 13.djvu/321

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

m’avoit fâché, et lui racontai franchement comment je l’avois fait chasser de sa place. Lui, avec la même sincérité, m’avoua que la tête lui avoit tourné ; que ses précédents malheurs, qui devoient l’avoir instruit sur les places, la cour et le monde, et l’attacher à ses anciens amis, n’avoient pu le rendre sage dans la pratique dans son retour, ni le préserver de l’entraînement ; qu’il étoit vrai qu’il avoit compté pour tout le roi et Mme de Maintenon, et tout le reste pour rien ; vrai encore qu’accoutumé depuis si longtemps à leur règne, et par son retour à les approcher tous les jours, il les avoit crus immortels, et n’avoit jamais imaginé qu’ils pussent mourir ; qu’il se comptoit très bien avec eux ; qu’il ne songeoit qu’à s’y maintenir, et qu’il n’avoit d’attention que pour ceux qui étoient assez bien avec eux pour y pouvoir contribuer. J’ai cent fois repassé en moi-même une conversation si singulière. Elle dura toute la promenade, et effaça toute la beauté de mon parc sans que j’y prisse garde. Elle ne finit pas sans dire deux mots chacun de notre bon et estimable ami le duc de Noailles. Après une ouverture si égale des deux parts et si extraordinaire, l’heure de s’en aller nous sépara à regret, et jusqu’à sa mort nous nous sommes vus sur le pied d’amitié et de franchise. Je devois le surlendemain aller dîner à Maillebois ; mais le lendemain il m’envoya dire qu’il étoit pris d’une forte néphrétique, et qu’il me prioit de n’y pas aller. Je sus après qu’elle avoit [été] violente, et lui avoit duré plusieurs jours. Je ne sais si ma franchise lui avoit causé cette révolution. Je fus obligé de retourner à Paris ; il y revint bientôt après. J’ai cru que cette aventure méritoit d’avoir place ici pour sa curieuse rareté.

Un matin que le conseil de régence se tenoit aux Tuileries sur les affaires étrangères, nous fûmes surpris que le duc de Noailles demanda à entrer pour une affaire pressée. Il parla un moment, à un coin, à M. le duc d’Orléans, puis proposa le rehaussement des espèces. La surprise fut